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Page:Brunschvicg - La raison et la religion, 1939.djvu/65

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LA RAISON ET LA RELIGION

de causalité, à l’idée du tout en tant que tout, considéré lui-même comme un effet un et indivisible, qui réclamerait une cause extracosmique, elle-même totale, une et indivisible. Cela n’aurait de sens que si le monde, pris dans son ensemble, était assimilé à une œuvre d’art, ainsi que le suppose l’anthropomorphisme hérité de la Genèse et du Timée, qui dominera toute l’architecture des preuves traditionnelles. Voltaire n’est-il pas, sur ce point, le disciple trop fidèle de saint Thomas ? « Les athées n’ont jamais répondu à cette difficulté, qu’une horloge prouve un horloger. »[1]

Et d’ailleurs, si l’on acceptait que, même déformé par son application finaliste, l’instinct de causalité correspondît à une exigence rationnelle, il ne s’en suivrait pas qu’on fût quitte à aussi bon compte. Disons que l’horloge cosmique ne s’est pas faite toute seule, que son mécanisme interne ne suffit pas à la justifier, nous serons obligés de convenir qu’il en sera de même pour l’horloger, qui ne pourra pas, lui non plus, être ce que nous ne voulions pas que fût le monde : une cause sans causalité. L’existence d’un Créateur incréé sera en contradiction flagrante avec le principe au nom duquel nous nous flattions d’avoir réussi à faire surgir du néant la cause première.

Il y a plus, et il y a pis. Non seulement la dialectique s’embarrasse ici elle-même ; mais, dès que l’on cherche à en préciser le contour, que l’on envisage le contenu concret de cette causalité suprême, on s’aperçoit que la distance n’a pas été réellement franchie entre, le but que l’on poursuivait et les moyens dont on dispose. C’est à l’horloge que l’on devra juger l’horloger, parfait si elle est parfaite, médiocre si elle est médiocre. En essayant d’atteindre Dieu comme cause efficiente du monde nous nous sommes soumis à l’obligation de proportionner sa

  1. Lettre au marquis de Villevieille, du 26 août 1768, Œuvres complètes, 1784, t. LX, p. 520.