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de la terre, converti les déserts en guérets et les bruyères en épis. En multipliant les espèces utiles d’animaux, l’homme augmente sur la terre la quantité de mouvement et de vie ; il ennoblit en même temps la suite entière des êtres et s’ennoblit lui-même en transformant le végétal en animal et tous deux en sa propre substance qui se répand ensuite par une nombreuse multiplication : partout il produit l’abondance, toujours suivie de la grande population ; des millions d’hommes existent dans le même espace qu’occupaient autrefois deux ou trois cents sauvages, des milliers d’animaux où il y avait à peine quelques individus ; par lui et pour lui les germes précieux sont les seuls développés, les productions de la classe la plus noble les seules cultivées ; sur l’arbre immense de la fécondité, les branches à fruit seules subsistantes et toutes perfectionnées.

Le grain dont l’homme fait son pain n’est point un don de la nature, mais le grand, l’utile fruit de recherches et de son intelligence dans le premier des arts ; nulle part sur la terre on n’a trouvé du blé sauvage, et c’est évidemment une herbe perfectionnée par ses soins ; il a donc fallu reconnaître et choisir entre mille et mille autres cette herbe précieuse ; il a fallu la semer, la recueillir nombre de fois pour s’apercevoir de sa multiplication, toujours proportionnée à la culture et à l’engrais des terres. Et cette propriété, pour ainsi dire unique, qu’a le froment de résister dans son premier âge aux froids de nos hivers, quoique soumis, comme toutes les plantes annuelles, à périr après avoir donné sa graine, et la qualité merveilleuse de cette graine qui convient à tous les hommes, à tous les animaux, à presque tous les climats, qui d’ailleurs se conserve longtemps altération, sans perdre la puissance de se reproduire, tout nous démontre que c’est la plus heureuse découverte que l’homme ait jamais faite, et que, quelque ancienne qu’on veuille la supposer, elle a néanmoins été précédée de l’art de l’agriculture fondé sur la science et perfectionné par l’observation.

Si l’on veut des exemples plus modernes et même récents de la puissance de l’homme sur la nature des végétaux, il n’y a qu’à comparer nos légumes, nos fleurs et nos fruits avec les mêmes espèces telles qu’elles étaient il y a cent cinquante ans : cette comparaison peut se faire immédiatement et très précisément en parcourant des yeux la grande collection de dessins coloriés, commencée dès le temps de Gaston d’Orléans et qui se continue encore aujourd’hui au Jardin du Roi ; on y verra peut-être avec surprise que les plus belles fleurs de ce temps, renoncules, œillets, tulipes, oreilles-d’ours, etc., seraient rejetées aujourd’hui, je ne dis pas par nos fleuristes, mais par les jardiniers de village. Ces fleurs, quoique déjà cultivées alors, n’étaient pas encore bien loin de leur état de nature : un simple rang de pétales, de longs pistils et des couleurs dures ou fausses, sans velouté, sans variété, sans nuances, tous caractères agrestes de la nature sauvage. Dans les