Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome II, partie 3.pdf/100

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

immense le nombre de ces ouvriers du vieil Océan dans le fond de la mer universelle, lorsqu’elle saisit tous les principes de fécondité répandus sur le globe animé de sa première chaleur !

Sans cette réflexion pourrions-nous soutenir la vue vraiment accablante des masses de nos montagnes calcaires[1], entièrement composées de cette matière toute formée des dépouilles de ces premiers habitants de la mer ? Nous en voyons à chaque pas les prodigieux amas ; nous en avons déjà recueilli mille preuves[2] ; chaque contrée peut en offrir de nouvelles, et les articles suivants les confirmeront encore par un plus grand développement[3].

Nous commencerons par la craie[NdÉ 1], non qu’elle soit la plus commune ou la plus noble des substances calcaires ; mais parce que de ces matières, qui toutes également tirent leur origine des coquilles[NdÉ 2], la craie doit en être regardée comme le premier détriment, dans lequel cette substance coquilleuse est encore toute pure, sans mélange d’autre matière, et sans aucune de ces nouvelles formes de cristallisation spathique, que la stillation des eaux donne à la plupart des pierres calcaires ; car, en réduisant des coquilles en poudre, on aura une matière toute semblable à celle de la craie pulvérisée.

Il a donc pu se former de grands dépôts de ces poudres de coquilles, qui sont encore aujourd’hui sous cette forme pulvérulente, ou qui ont acquis avec le temps de la consistance et quelque solidité ; mais les craies sont en général ce qu’il y a de plus léger et de moins solide dans ces matières calcaires, et la craie la plus dure est encore une pierre tendre ; souvent au lieu de se présenter en masses solides, la craie n’est qu’une poussière sans cohésion, surtout dans ses couches extérieures : c’est à ces lits de poussière de craie qu’on a souvent donné le nom de marne ; mais je dois avertir, pour éviter toute con-

    et sur les câbles et grelins des ancres coupés contre les récifs de madrépores et de coraux. — « En traversant la Picardie, la Flandre française, la Champagne, la Lorraine allemande, le pays Messin, etc., M. Monnet a observé que les coquilles se montrent jusqu’à plus de trois cents pieds de profondeur perpendiculaire, à commencer des vallées les plus profondes… On trouve même des bancs de corail ou de madrépores auprès de Clermont, village de la principauté de Liège, de plus de soixante pieds de hauteur. Ces bancs sont droits comme des murailles ; ils ressemblent assez à ceux qui sont décrits par le capitaine Cook, et qui sont situés auprès de la Nouvelle-Guinée ; ils renferment des bancs de bon marbre qu’on exploite. » Tableau des Voyages minéralogiques de M. Monnet, Journal de Physique, février 1781, p. 160 et suiv.

  1. M. Monnet profita d’une ouverture qu’on avait faite dans une des plus profondes vallées de Bas-Bolonais, à dessein d’y découvrir du charbon, pour observer jusqu’où vont les bancs de pierre calcaire et les coquilles : cette ouverture de cinq cents pieds de profondeur perpendiculaire, et qui passait le niveau de la mer de plus de cent pieds, a montré autant de coquilles dans son fond que dans sa hauteur. Tableau des Voyages minéralogiques de M. Monnet, Journal de Physique, février 1781, p. 161.
  2. Voyez tous les articles de la Théorie de la Terre, des Preuves et des Suppléments, sur les carrières et les montagnes composées de coquillages et autres dépouilles des productions marines.
  3. Voyez en particulier les articles de la pierre calcaire et du marbre.
  1. Carbonate de chaux hydraté.
  2. Il faut distinguer la craie envisagée comme roche constituante du globe, de la craie envisagée comme substance chimique. Les roches calcaires ont toutes été formées comme l’indique Buffon par des tests calcaires de mollusques, de foraminifères, de crustacés, etc. Mais ces animaux eux-mêmes fabriquent leurs tests avec du bicarbonate de chaux qui existe dans l’eau à l’état de bicarbonate de chaux solide. Ce bicarbonate doit lui-même être considéré comme s’étant formé primitivement par la combinaison de l’acide carbonique de l’atmosphère avec l’oxyde de calcium. [Note de Wikisource : L’éditeur commet ici une confusion entre le carbonate de chaux et le bicarbonate de chaux. En réalité, le carbonate de chaux, constituant de la craie, est très peu soluble dans l’eau ; mais, si l’eau est chargée en dioxyde de carbone (ou acide carbonique) dissous (ce qui peut arriver à la suite d’un refroidissement de l’eau ou d’une augmentation de la concentration du dioxyde de carbone dans l’air), le carbonate de chaux se convertit en bicarbonate de chaux, très soluble dans l’eau. Les tests et les squelettes des êtres vivants sont formés de carbonate de chaux solide, précipité à partir de ce bicarbonate de chaux dissous ; les algues et les animaux marins procèdent donc à la conversion inverse du bicarbonate de chaux en carbonate de chaux. Ainsi peut-on définir deux causes de précipitation du calcaire : la première, purement physique, liée aux changements des conditions physico-chimiques du milieu (élévation de température, acidification des eaux, etc.), et qui donne lieu à la formation des albâtres, travertins, concrétions dans les grottes et les sources pétrifiantes (voyez l’article de l’albâtre) ; la seconde, d’origine biologique, qui se manifeste dans la construction par les algues et les animaux de leur test ou squelette calcaire, et qui donne lieu, après compaction des débris de ces tests, à la formation de l’immense majorité des roches calcaires (dont la craie). Notons cependant que ces causes ne sont pas sans liens : d’une part, la formation des travertins et autres concrétions par les eaux chargées en calcium et en dioxyde de carbone — formation que nous avons rattachée aux causes physiques — est souvent accélérée par la présence dans ces eaux de bactéries, d’algues ou de plantes, qui y prélèvent directement le dioxyde de carbone qui s’y tenait dissous, et en accélèrent ainsi l’alcalinisation ; d’autre part, la formation d’un test ou d’un squelette calcaire est une opération très coûteuse en énergie pour les êtres vivants, mais d’autant moins coûteuse que les conditions du milieu sont plus favorables à la conversion spontanée du bicarbonate en carbonate de chaux, ce qui favorise alors la prolifération des espèces testacées, et a fortiori la formation des roches calcaires d’origine biologique.]