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public se prononce contre moi, que je me fais un tort énorme, outre que je ruine ma cause.

Vous êtes très-aimable ; mais voyons. Ce que je dis se dit depuis trois cents ans dans toute l’Europe, et se dit encore tous les jours par les mille voix de la presse. Si je reproduis des choses scandaleuses, à qui la faute si ce n’est à ceux qui les font ? Et pourquoi veut-on qu’il y ait en Canada une presse à part, un langage à part, une publicité bâtarde et boiteuse, faite exprès pour ce peuple qui n’aurait pas le droit d’apprendre ce que tous les autres peuples savent ?…

Je sais que la vérité claire et nue effarouche vos timides paupières, mais il vous faut en prendre l’habitude. Tout ce qui est du ressort de la publicité doit être publié. Tout fait, qu’il soit avéré ou douteux, admirable ou scandaleux, a droit à sa place dans un journal, et on la lui donne partout, excepté en Canada, pays où la presse n’a été jusqu’aujourd’hui qu’un hosanna au clergé.

Toutes les idées, toutes les doctrines, toutes les théories se discutent dans tous les pays libres ; c’est ainsi que les hommes s’éclairent ; et vous voulez me fermer la bouche à moi, sous prétexte que nous sommes en Canada et qu’il faut ménager l’opinion ! Quel aveu de notre profonde ignorance, de notre infériorité !

L’opinion ! où la voyez-vous ? Sur quoi peut se fonder une opinion dans un pays où toute l’éducation est entre les mains d’un ordre intéressé à la donner aussi faible que possible, quand tous les journaux ne sont que d’une même couleur, quand tous les prétendus libéraux ont peur des expressions et des idées libres qui leur feraient du tort devant leurs commettants ou leurs clients ?

Devons-nous suivre l’opinion, ou la guider ? Devons-nous descendre au niveau du public, ou l’élever jusqu’au nôtre ? Devons-nous former ce public, ou bien nous confondre avec lui en caressant son ignorance ?

Si vous n’avez pas le courage de me suivre, pourquoi voulez-vous m’arrêter ? — « Mais nous ne pouvons pas montrer vos écrits à nos femmes, à nos filles… »

Allons donc ! Est-ce que le Canada est le seul pays où il y ait des femmes et des filles ? Et puis, ai-je à m’occuper, moi, que vous vouliez ou que vous ne vouliez pas montrer à vos femmes ce que j’écris ? Je vais ma ligne droite, et je dis la vérité pour ceux qui sont capables de l’entendre.

Je n’écris pas pour les hommes d’aujourd’hui, oh ! grands dieux ! ça n’en vaudrait pas la peine ; mais j’écris pour la génération qui pousse et celle qui la suivra, alors qu’un certain nombre d’idées auront fini par percer l’ombre épaisse qui nous enveloppe.

J’écris pour instruire et pour former une société, une jeunesse qui s’affranchit, après quoi le peuple suivra.

Je n’ai rien à demander aux hommes du jour, ni de peuple à