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Pourquoi mesurer l’espace de ses ailes, quand on reste cloué sur un sol dévoré par des jésuites et des Robert Macaire en soutane ?

Faire des œuvres purement littéraires en Canada ! mais où donc seraient mes lecteurs ? où mes critiques ? où mes juges ?

La presse inepte, barbare et esclave, foisonne d’éloges pour les âneries de l’Union Catholique et de l’Écho du Cabinet de Lecture. Elle trouve admirables d’éloquence l’intarissable mendication de l’évêque de Montréal, et les réponses des curés à leurs paroissiens qui viennent leur offrir de l’argent.

Mais les productions libres et méritantes n’ont pas même droit à la critique. Tout ce qu’on peut faire pour elles, c’est de les accabler d’injures, ou de feindre de les ignorer.

Eh bien ! j’ai entrepris de remonter ce courant, de refouler l’infamie dans son lit.

Admirer ce qui est beau et chercher à le peindre, certes ce n’est pas là un travail difficile. Mais arracher les hommes à l’imposture, rejeter dans la nuit les oiseaux de proie, relever les caractères déchus, sauver enfin tout un peuple d’une ignominie sans nom et de l’abîme fangeux où l’entraîne sa décadence, voilà qui est digne d’être tenté, voilà peut-être qui est plus grand, et comme tout ce qui est grand, ne s’élève que par la souffrance.

Hélas ! Dieu m’a cruellement puni d’avoir trop cherché cette gloire et voulu être autre chose que ce qu’une opinion asservie veut qu’on soit dans notre malheureux Canada. Ah ! j’accepte d’avance, et j’ai accepté depuis longtemps la douloureuse grandeur du sacrifice ; j’ai moi-même porté le fer dans mon sein et j’y nourris la plaie saignante, dans l’espoir de la rendre féconde. Je pouvais aussi moi courber la tête, prêter mon dos au bât, m’assouplir par la honte et remplir mon cœur de venin ; j’ai préféré le remplir d’amour pour le progrès et d’espérance dans l’affranchissement de l’humanité.

Il m’en coûte, il est vrai, tout le bonheur de ma vie.

Pour remplir cette cruelle mission, j’ai déchiré mon cœur et fait le vide autour de moi.

Je n’ai plus de famille et mes amis me redoutent même en m’encourageant. Mais je reste debout au milieu du désert et, debout, je regarde tourbillonner les sables.

Que me font après tout les stupides dédains d’une plèbe inconsciente ! Je ne suis pas de ce monde-là, et pour qu’il fût capable de me juger, il faudrait qu’il pût d’abord se laver de mon mépris.

La calomnie pousse en vain contre moi ses torrents furieux, ils meurent à mes pieds.