Page:Buies - La lanterne, 1884.djvu/322

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
322

du Saint-Laurent qui venaient se briser en gerbes phosphorescentes sur les flancs des navires ancrés dans le port, la silhouette sombre et tourmentée de la Pointe Lévis, et, au loin, les vagues sommets des montagnes couchées dans le crépuscule, lorsque j’aperçus venant vers moi une jeune et charmante femme de Québec, Mme d’Estremont, à qui j’avais été présenté, peu de jours après mon arrivée.

« Eh bien, M. le Français, me dit-elle, quel effet vous produit notre petite ville au milieu de cette grande nature ? Il doit vous paraître étrange, à vous qui êtes familiarisé avec les chefs-d’œuvre de l’art, de voir qu’on se contente tout simplement ici de ce que Dieu a fait.

— Madame, lui répliquai-je, si Dieu était également prodigue partout, je doute fort que l’homme voulût embellir le moindre détail de l’imposante création ; mais Dieu a fait quelque chose de plus beau encore que les grands fleuves et les hautes montagnes, c’est le génie de l’homme qui enfante et multiplie les prodiges là où la nature semble stérile.

— Oh ! Oh ! de la philosophie, s’écria mon interlocutrice : je ne vous savais pas si raisonneur ; mais je vous assure que je ne puis vous suivre sur ce terrain ; venez donc chez moi, vous y trouverez M. d’Estremont qui sera enchanté de vous avoir et de vous exposer le genre de philosophie que l’on suit de préférence en Canada. »

Il était huit heures du soir ; nous nous acheminâmes tout en causant vers la rue qui donne sur les remparts de la ville, et, au bout de cinq minutes, j’étais installé dans un salon élégant où M. d’Estremont ne tarda pas à me rejoindre.

« Je me doute fort, dit-il, que votre séjour parmi nous ne sera pas celui d’un simple touriste qui voyage pour son agrément. Vous ne partirez pas sans avoir quelque idée de nos mœurs, de notre politique, de nos intérêts, de l’esprit général de la population. Depuis quarante ans que je vois le jour en Canada, j’ai acquis quelques idées sur toutes ces choses me feriez-vous l’honneur de désirer de les connaître, et puis-je contribuer pour quelque chose au bénéfice que vous retirerez de votre voyage ?

— Monsieur, lui répondis-je, je suis convaincu de n’avoir jamais une aussi belle occasion de m’instruire sur votre pays, d’autant plus que je dois accomplir mon voyage à la hâte. Incapable de faire moi-même toutes les observations, mon meilleur guide est dans l’expérience de mes hôtes ; et si j’ai un désir, c’est de multiplier des entretiens, qui, comme le vôtre, promettent d’être si féconds en renseignements. »

Quelques paroles recueillies à droite et à gauche dans diverses conversations m’avaient déjà révélé l’esprit élevé et philosophique de M. d’Estremont. Je résolus d’en faire l’essai et de voir jusqu’à quel point cet homme, qui passait généralement pour être sombre et misanthrope, s’ouvrirait devant un étranger dont il n’aurait rien à craindre et qui paraissait si bien disposé à l’entendre. Je lui demandai donc de vouloir bien m’édifier sans restriction, fût-ce même au prix des