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tant il est vrai que le despotisme redoute la lumière par instinct, de même que l’ignorance la combat par aveuglement.

« Qui ne voit que le défaut d’examen est la négation absolue de toute espèce de progrès, en ce sens qu’il borne fatalement l’esprit humain à un certain nombre de maximes érigées en dogmes, qu’il ne lui permet pas de comprendre, et dont il ne lui permet pas de sortir ; maximes qui n’ont souvent d’autre base que des hypothèses, des conventions et parfois des puérilités qui prennent dans le merveilleux un caractère imposant qui subjugue le vulgaire ? Qui ne voit que c’est le défaut d’examen qui, avant Bacon, a fait peser sur le monde toute la pédanterie encyclopédique de cette prétendue science qui consistait à compiler tous les livres et à rassembler toutes les erreurs dans de gros volumes, plutôt que d’interroger le livre immense de la nature qui eût dévoilé les véritables lois des choses ?…

— « Mais, Monsieur, fis-je en interrompant M. d’Estremont, et tout étonné de le voir lancé à fond de train dans une argumentation à laquelle j’étais loin de m’attendre, il me semble que vous parlez là de choses admises par tout le monde ; il y a longtemps que le libre examen est reconnu comme l’instrument essentiel du développement de la raison et du progrès de la science.

— « Reconnu ! s’écria-t-il, reconnu partout, oui, reconnu depuis longtemps, oui, mais non encore reconnu ici, en Canada, chez nous qui nous appelons les descendants de ce peuple que la science et les lumières, c’est-à-dire le libre examen, ont placé à la tête de tous les autres ; chez nous qui sommes à côté de cette grande république qui a tout osé et tout accompli parce qu’elle était libre ; chez nous qui recevons de toutes parts les vents du progrès, et qui, malgré cela, croupissons dans la plus honteuse ignorance et la plus servile sujétion à un pouvoir occulte que personne ne peut définir, mais que l’on sent partout et qui pèse sur toutes les têtes, comme ces despotes de l’Asie qui, sur leur passage, font courber tous les fronts dans la poussière. »

Je demeurais interdit ; tout un monde rempli de mystères surgissait devant moi ; ce pouvoir occulte, que pouvait-il être ? je le demandai comme en tremblant à mon interlocuteur.

— « Ce pouvoir, reprit-il, ce pouvoir qui est pour vous une énigme, est pour nous une épouvantable réalité. Vous le cherchez, et il est devant vous, il est derrière vous, il est à côté de vous ; il a comme une oreille dans tous les murs, il ne craint pas même d’envahir votre maison… hélas ! souvent nous n’avons même pas le bonheur de nous réfugier dans le sein de notre famille contre la haine et le fanatisme dont il poursuit partout ceux qui, comme moi, veulent penser et agir librement.

« Vous êtes français, continua-t-il en haussant la voix, vous croyez à l’avenir, au progrès, à l’ascendant bienfaisant et lumineux de la raison ; vous croyez à la fraternité des hommes, vous vous dites : Un jour viendra où tous les peuples s’embrasseront devant un Dieu