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femmes, qu’ils… que, qui… », et sa bouche pleine de qui, que, qu’a, expectorait et ne jetait plus que des sons sans mots.

Je retrouverai devant cet orage le calme des grands caractères.

« Madame, lui dis-je, si vous êtes catholique, et romaine ! (car il parait que catholique canadien ne vaut rien du tout), vous devez savoir qu’il est défendu de porter des jugements téméraires, de condamner sans savoir pourquoi… Avez-vous lu la Lanterne ?

— Non, je ne l’ai pas lue, Dieu merci, et je ne le lirai pas non plus. Mais il est obscène, votre journal. »

Rien n’était plus clair. Depuis ce jour, je suis convaincu que j’ignore ce que j’écris, et que d’autres savent ce que je n’écris pas.

Partant de là, je me rends chez un autre dépositaire. J’arrive le cœur serré.

Plus d’affiche ! je reste saisi. Mais faisant effort sur moi-même, j’entre, et d’une voix étranglée : « Ne vendez-vous plus la Lanterne ? hasardai-je.

— Oui, monsieur, nous la vendons certainement. Il nous en reste encore quatre exemplaires sur les deux douzaines déposées.

— Mais vous n’avez plus l’affiche.

— Tiens ! »

Et derechef je vais constater. Il n’en restait plus rien, pas la plus petite déchirure. Durant la nuit on l’avait enlevée. Évidemment la main qui avait passé là était infaillible.

C’est la foi qui soutient dans les douloureuses épreuves de la vie. Si j’avais pu croire aux miracles, comme ceux que rapporte le Nouveau-Monde, j’aurais compris de suite que l’affiche s’était envolée toute seule vers un monde meilleur, et je me serais consolé de cette perte en la sachant heureuse.

Mais comme je ne suis qu’un renégat, (expression de l’Ordre), je partis accablé d’amertume. Je crus sentir toute une armée d’ennemis invisibles me combattant dans l’ombre, et me portant des coups d’autant plus sûrs que je ne pouvais les parer.

Les connaître, ces ennemis, impossible ! Ils ne sont personne, et ils sont légion. Ils intriguent sans paraître, et tuent un homme sans commettre de meurtre. Ils ne violent pas la loi, mais ils violent toutes les notions d’honnêteté, de bonne foi, de justice. Insaisissables eux-mêmes, ils savent bien par où vous prendre, ils vous harcèlent, vous détruisent petit à petit, sans relâche, sans trêve, et lorsque, succombant sous les coups sans voir la main qui les porte, vous jetez le cri de persécution, vous faites appel à tous les hommes libres et les ralliez autour de vous pour vous protéger, ils font demander par la presse, sans qu’on sache encore qui l’inspire, de quelles persécutions