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DEUXIÈME LETTRE.
6 octobre.

Hier je me promenais silencieusement sur la plateforme de Québec, qui domine les remparts de la ville, et d’où l’on embrasse en un coup d’œil tout le panorama que je vous ai décrit dans ma première lettre. C’est la promenade favorite, le rendez-vous général de toute la population. Parfumée de jardins à sa droite, assise sur les rochers abruptes où paissent les chèvres, dominant le fleuve, inondée de la lumière et du souffle pur de ce ciel serein qui reflète au loin dans l’horizon des teintes blanches et rosées, répercutant parfois comme un écho sonore les bruits confus de la ville qui viennent mourir à ses pieds, quel séjour enchanteur pour la contemplation et la rêverie, et combien l’homme y semble se rapprocher des cieux en voyant comme à ses pieds l’immense nature qui l’environne.

J’étais seul au milieu de la foule ; je regardais tour-à-tour le vaste ciel où quelques pâles étoiles commençaient à percer, les flots brunis du St. Laurent qui venaient se briser en gerbes phosphorescentes sur les flancs des navires ancrés dans le port, la silhouette sombre et tourmentée de la Pointe Lévis, et au loin les vagues sommets des montagnes couchées dans le crépuscule, lorsque j’aperçus venant vers moi une jeune et charmante femme de Québec, Mme d’Estremont, à laquelle j’avais été présenté, peu de jours après mon arrivée.

« Eh bien, M. le Français, me dit-elle, quel effet vous produit notre petite ville au milieu de cette grande nature ? il doit vous paraître étrange, à vous qui êtes familiarisé avec les chefs-d’œuvre de l’art, de voir qu’on se contente tout simplement ici de ce que Dieu a fait.

— Madame, lui répliquai-je, si Dieu était également prodigue partout, je doute fort que l’homme voulût embellir le moindre détail de l’imposante création ; mais Dieu a fait quelque chose de plus beau encore que les grands fleuves, et les hautes montagnes, c’est le génie de l’homme qui enfante et multiplie les prodiges là où la nature semble stérile.

— Oh ! Oh ! de la philosophie, s’écria mon interlocutrice ; je ne savais pas les Français si raisonneurs ; mais je vous assure que je ne puis vous suivre sur ce terrain ; venez donc chez moi, vous y trouverez M. d’Estremont qui sera enchanté de vous avoir, et de vous exposer le genre de philosophie que l’on suit de préférence en Canada. »