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un voyage

une jouissance composée de souvenirs, d’expériences sensibles et intellectuelles, de comparaisons. Le chef-d’œuvre nous émeut parce que, réveillant les points endormis de la mémoire, il fait allusion à notre vie entière. Les enfants qui seront — et sont déjà — poètes, goûtent une rêverie de cette sorte. Ils reconnaissent dans les enluminures, des pays qu’ils ne connaissent pas, se souviennent d’histoires que personne ne leur a dites. La plus sotte illustration excite chez ces mioches aimés du ciel, l’étrange mémoire, qui est en eux avant qu’ils sachent rien, avant qu’ils aient vécu.

Mais il n’en va pas ainsi pour ceux du commun. Quand j’étais petite, quelqu’un me donna deux gros volumes, excessivement dorés, où étaient réunies des études de Sainte-Beuve sur « les femmes célèbres ». En tête de chaque article, un portrait gravé en taille douce et — je l’ai su depuis – de la manière la plus ennuyeuse : Mlle Aïssé, Mme du Deffand, Adrienne Lecouvreur, et beaucoup d’autres. Un peu trop jeune pour lire le livre, je regardais les images, admirant fort la beauté de ces dames. Mais plus tard, lorsqu’ayant appris ce qu’étaient la marquise du Deffand et l’exquise Aïssé, j’ai voulu me représenter leurs personnes, cela m’a été impossible. Les tailles douces paralysaient ma vision intérieure. À lire les lettres, si aiguës les unes, et les autres, si émues, de ces femmes, j’avais senti qu’elles ne pouvaient ressembler aux fades portraits de mon livre. Cependant, ils s’associaient à leurs noms. Et alors je n’apercevais plus rien. Parce qu’on