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un voyage

Lasse de marcher, ivre d’avoir tant regardé, voulant regarder encore, toujours ! je vais au bout de la ville, au Zuidwal. Les maisons s’écartent, laissant un espace libre, couleur de perle. Le lointain est bouché par des arbres. Ce coin ne prend pas l’aspect de port que l’élargissement d’un canal suffit parfois à créer. Il n’y a rien de merveilleux dans ce que j’examine, assise devant un petit café banal. Cependant, la somptueuse émotion qui ne m’a pas quittée depuis le matin, s’accroît. Des images affluent — ces images construites avec ce qui est loin, ce qu’on ne connaît pas, ce dont toujours on a rêvé : les trésors scintillants, les paysages brûlés par un autre soleil…

Des barques avancent lourdement, que poussent à la perche des hommes dont les yeux dorment. Souvent elles encombrent le canal, on ne voit plus l’eau, mais seulement leurs gros corps de bêtes acéphales. Quel plaisir, de regarder ces barques, comme elles excitent et multiplient les luxueuses images ! Elles sont peintes par place de tons vifs. Et soudain, je comprends que l’ivresse où Delft m’a jetée, vient de la joie suraiguë de constater les couleurs comme nulle part hors de cette ville on ne peut faire.

Les couleurs ont partout en Hollande une extraordinaire puissance. Mais c’est ici qu’il faut apprendre à les voir. Leur action est si vive qu’il est impossible de ne pas grouper autour d’elles les plus fortes sensations qu’on ait reçues de toutes les couleurs regardées, et à leur suite la masse des rêveries qu’elles