Page:Burckhardt - Le Cicerone, 1re partie, trad. Gérard, 1885.djvu/12

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pause de dix années, de 1860 à 1870, j’estime qu’il n’a cessé de visiter l’Italie en tous sens, et qu’à diverses reprises il fit à Milan, à Gênes, à Venise, à Florence, à Rome, à Naples, des stations prolongées. Le Cicerone porte la trace, en maint passage, de sentiments et d’impressions que seuls ont pu faire naître un long commerce avec les œuvres d’art, une lente et familière accoutumance des lieux qui sont comme leur demeure. Il faut avoir vécu à Gênes pour décrire de cette sorte, en pleine lumière, les vieilles rues étroites bordées de palais aux escaliers immenses, aux perspectives infinies. Il faut avoir vécu à Venise pour rendre, dans toute leur nuance, les effets changeants, le prisme mobile de cette architecture à la fois solide et flottante, que l’eau, les pierres resserrent de toute part, et à qui les exigences de la lagune font une double loi de lutter par sa sveltesse contre l’exiguïté de l’espace, par l’éclat de son coloris contre la lumière humide du canal. Pour Burckhardt, Florence est la ville privilégiée d’où, à la Renaissance, chacun des arts tire son origine : il s’y est placé comme au centre même d’où tout part et où tout aboutit. C’est assez dire qu’il y a patiemment attendu que se révélât à lui dans toute sa clarté l’esprit même du renouveau, l’âme de ces lieux. et de ces siècles divins où il a pénétré si avant. À Naples, c’est la vie antique surtout qu’il a évoquée, et qui lui est apparue plus brillante, plus fine, plus heureuse peut-être que s’il lui avait été donné d’en contempler les restes et d’en méditer les souvenirs à Athènes. C’est la Grande-Grèce dont l’ombre s’est levée devant lui ; et je ne m’étonne plus que, dans sa description de l’art antique, il ait, en quelque manière, le tour d’esprit et presque le style d’un épicurien de Pompéi. À Rome enfln où, d’après des renseignements dignes de foi, il aurait fait quatre longs séjours, dans cette cité de Raphaël et de Michel-Ange, parmi les chefs-d’œuvre de la maturité italienne, sa préoccupation, son principal objet est la décadence. Très strict sur les conditions de l’art, très exact dans la distinction des styles, dans la généalogie des écoles, Burckhardt n’en était que mieux préparé à surprendre, dès le premier symptôme, le moment préois où l’excellence, la perfection, ce que La Bruyère appelle le « point de maturité », le cède à un « niais », à un point au delà, à partir duquel l’art dé-