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APPENDICE. — No III.

Vipaçyin, Çikhin, Viçvabhû et autres. C’est vraisemblablement encore au Brâhmanisme qu’est empruntée l’idée de placer la venue de Mañdjuçrî dans le Trêtâyuga ; car outre qu’il n’est pas certain que les Buddhistes aient anciennement adopté le système des Yugas purâniques avec leurs dénominations, la distribution des sept Buddhas dans l’espace de temps qu’embrassent ces Yugas est manifestement le résultat d’un mélange d’idées qui ne peut être ancien. Il faut reconnaître encore un emprunt fait aux Purâṇas dans cette supposition, que Mañdjuçrî apparut sous la figure du Viçvakarman brâhmanique. On saisit ici une trace très-visible de l’influence désastreuse de la mythologie sur l’histoire. Si cette légende a quelque valeur, c’est dans ce qu’elle nous apprend du rôle civilisateur ou religieux de Mañdjuçrî, rôle que j’ai signalé plus haut d’après d’autres textes. Eh bien, la légende ne peut indiquer ce rôle réel ou supposé, sans en faire l’œuvre d’un être divin ; et il faut, pour satisfaire à ce déplorable goût du merveilleux qui passionne tous les légendaires, que Mañdjuçrî devienne non le civilisateur, mais l’architecte du pays, un véritable démiurge local qui crée des montagnes et constitue le sol en desséchant un grand lac.

Les autres détails de la légende viennent du Buddhisme, mais d’un Buddhisme très-peu homogène et qui porte l’empreinte d’époques diverses. D’un côté on voit les six Buddhas prédécesseurs de Çâkyamuni mis successivement en rapport avec l’histoire de la vallée du Népâl, d’après une théorie purement buddhique qui consiste à suivre les personnes, les choses et les lieux à travers les périodes d’un passé qu’on divise selon la succession des sept derniers Buddhas humains. De l’autre on voit Svayambhû, qui est le même que l’Âdibuddha des théistes, placé au rang le plus élevé et invoqué comme la divinité tutélaire du Népâl ; conception purement mythologique, et dont la date, au moins d’après ce que nous apprend Csoma du Kâlatchakra, ne doit pas être de beaucoup antérieure au xe siècle de notre ère.

Une fois dégagée de ces éléments religieux, la tradition relative à Mañdjuçrî peut être envisagée de plus près dans ses données réelles. Elle nous le montre comme le civilisateur de la vallée du Népâl et comme l’instituteur religieux du pays. C’est en qualité de civilisateur qu’il fait écouler les eaux qui couvraient le fond de la vallée. Or ici le témoignage des textes cités plus haut est confirmé en partie par l’aspect des lieux. Deux voyageurs éclairés et attentifs, Kirkpatrick et Fr. Hamilton, rappelant la légende qui représente Mañdjuçrî desséchant la vallée du Népâl, se montrent persuadés que cette légende repose sur ce fait naturel, que la vallée a dû être jadis un lac étendu[1]. Fr. Hamilton, qui rapporte le phénomène de l’écoulement des eaux à la vallée du Népâl proprement dite, c’est-à-dire à celle que forment les nombreuses branches de la Vagmatî, le renferme dans des limites assez restreintes, et en augmente ainsi la vraisemblance[2]. La tradition népalaise assigne donc à Mañdjuçrî exactement le même rôle que la tradition kachemirienne assignait déjà au sage Kaçyapa dans le bassin inondé du Kachemire[3]. La ville que Mañdjuçrî passe

  1. Kirkpatrick, Account of Nepal, p. 169, 170 et 255.
  2. Troyer, Râdjataranginî, t. I, p. 26 ; Lassen, Indische Alterthumsk. t. I, p. 42, note 3.
  3. Fr. Hamilton, Account of the Kingdom of Nepal, p. 205 et 206 ; Ritter, Erdkunde, t. IV, p. 60, 65 et 66.