Page:Côté - Bleu, blanc, rouge, 1903.djvu/186

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— Maman je t’en prie !

— Silence, ma fille, c’est pour not’ devoir et ton bonheur, fait la maman, avec une fierté de mère romaine, Vous voulez vous marier, beau dommage, mais êtes-vous en position de faire vivre une femme : il faut s’attendre à tout, la maladie, le docteur, la famille…

— Oh ! mais j’aurai mon brevet dans deux ans, car je pioche ferme mes études de droit, dans trois ans, la clientèle affluera à mon bureau et…

— Si elle ne venait pas !

— Mais, elle viendra ! Et le front du jeune homme resplendit de jeunesse et d’espérance.

— Alors, vous prétendez que ma fille va rester le bec à l’eau pendant trois ans à vous attendre, mais vous pouvez changer d’idée vingt fois dans ce laps de temps. On connait ça, les garçons, c’est la variété qu’il leur faut. On a beau être jeune, jolie, pleine d’esprit, ça n’empêche rien. Passe une frimousse chiffonnée, une évaporée, ils vous prennent des yeux de feux follets. Ah ! j’en sais quelque chose moi…

Le vieux grogna dans son coin, en secouant sa pipe sur le bord du crachoir.

Mais le jeune homme n’écoutait plus. Il avait passé une main sur son front. Un doute affreux venait de lui serrer le cœur. Si, dans cinq ans il ne pouvait faire honneur à ses engagements ?… Certes, il était plein de courage, mais la fortune escompte-t-elle toujours l’énergie et le talent ? Il eut l’horrible sensation du vide où il allait tomber. Le timbre de l’horloge résonna de nouveau. Cette voix lamentable semblait un glas funèbre : elle pleurait quelqu’un qui venait de mourir. Et Jean crut entendre des pelletées de terre tomber lourdement sur son amour.

Mais il se raidit dans sa fierté blessée, et c’est presque avec calme qu’il put articuler :