Page:Côté - Bleu, blanc, rouge, 1903.djvu/216

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avec trois ou quatre enfants affamés accrochés à sa jupe.

— Maman, j’ai faim ! — Laissez-moi goûter — Hi ! hi ! Y m’vole mon couteau. — Nanan ! articule faiblement le petit.

La mère, une méchante femme née de mauvaise humeur, s’emporte contre tout ; la vaisselle danse sur la table, les vaisseaux rebondissent sur le poêle, elle allonge une claque au marmot dont le bras se perd dans le sucrier, en lâchant un cri aigre qui fait s’enfuir le chat, le poil hérissé. Laide autant qu’un masque de carnaval, anguleuse, la peau comme un parchemin collée sur les os, un nez démesuré planté entre deux yeux noirs perçants, les artères du cou grossis à force de crier, une tête de femme ou d’oiseau de proie. On n’ose dire. À chaque fois que la jupe furibonde passe en cyclone devant lui, le vieillard tressaille, pressentant du gros temps.

— Voyons, le vieux, finirez-vous de manger le poêle, glapit la mégère. Y’a un bout pour faire cuire des crachats. J’commence à être tannée de ne pouvoir faire un pas sans me barrer les jambes dans vot’chaise. Y fait pourtant pas fret — Tit Toine, veux-tu finir. — Misère de misère, le bon Dieu m’avait pourtant envoyé assez d’enfants, sans avoir ce vieux-là sur les bras, pardessus le marché — Mariez vous donc, pour être si bien greillée — Pas moyen de tenir ça propre, c’est la cendre, le tabac, la fumée ; ça rentre les pieds gros comme la tête, que mon torchon n’en finit jamais. Et le nez fourré partout ! dans les chaudrons, dans les armoires ! Pis, ça ne meurt plus, je l’aurai sur les bras le restant de mes jours.

La colère la faisait délirer, elle disait des choses incohérentes, les yeux dilatés, les traits tirés ; sa ressemblance avec une chouette hargneuse s’accentuait avec le frisson nerveux qui la secouait toute.