Page:Côté - Bleu, blanc, rouge, 1903.djvu/218

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
210
bleu — blanc — rouge

endormi. Quel souvenir venait arracher ce cœur glacé à ses linceuls ? Une fugitive vision passa devant les yeux du vieillard : une femme bonne et belle qui l’attend chaque soir en lui tendant son front ; un bébé rose et joufflu comme celui-là bat des mains en l’apercevant ; le soir, il les berce tous les deux, la mère et le fils, les enlaçant dans une même étreinte. Il montre à lire au bambin, suivant du doigt les lettres qu’il épelle. Ah ! comme tout ça semble loin ! La femme adorée est clouée dans un cercueil, l’enfant, devenu homme, l’abandonne à cette bru sans cœur…

Mais la fugace flamme n’a fait que briller un instant devant ses regards : à cet âge le ressort des grandes joies, comme des grandes douleurs se détend vite, le pauvre vieux retombe plus lourdement dans une nuit plus noire, dans une nuit d’abîme, où il se noie. Sa tête se penche sur sa poitrine, des ronflements sonores se mêlent au souffle régulier du petit. Ah ! le rêve est une oasis pleine de fraîcheur. Vers la fin des jours, l’âme peut encore y cueillir quelques fleurs. Béni soyez vous, mon Dieu, qui faites descendre le sommeil et l’oubli sur le vieillard malheureux.

Achever la vie parmi les siens, dans un repos gagné par des années de travail, entouré de soins attentifs et d’une tendresse affectueuse, c’est à peine connaître les amertumes de la vieillesse. On pourrait dire que le déclin des ans est de l’existence la période la plus douce : désirs, passion, tout ce qui fait le tourment des humains s’est apaisé. On assiste, auditeur tranquille, aux spectacles du monde, on savoure délicieusement le calme, loin de la haute mer dans une rade sûre, à peine secoué par les vagues du large.