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bleu — blanc — rouge

regain de jeunesse, sa grosse voix exubérante de maître de maison résonne comme aux beaux jours :

— À table !… Bon, c’est toujours la même chose ! jamais à table avec les autres, t’assieras-tu une fois…

Les manches retroussées, un éclair de gourmandise dans ses yeux clignotants, la lèvre frémissante, le vieux dessine un geste souverain pour enfoncer le couteau dans la chair grasse de l’oie, et méthodiquement il se met à la dépecer. Les morceaux s’empilent sur le plat, quand tout à coup il brandit triomphalement un mystérieux trophée : le petit os… Le petit os qui se fait l’interprète du destin, le petit os qui dit l’avenir !…

— Tirons, dit la vieille…

— Il faut le faire sécher avant…

— Je veux savoir tout de suite, moi… lequel de nous deux va mourir le premier ?

Et délicatement, tenant chacun l’un des bouts du petit os en forme de pincette, ils tentent de le séparer…

— Tu triches, toi. Voyons : un, deux, trois ! Crac !…

— J’ai la pelle, c’est moi qui va t’enterrer, ah !… ce n’est pas juste, tu l’as fait exprès, dit la vieille, prête à pleurer.

— Tu voudrais, sans cœur, que ce fût moi qui reste seul dans le monde, sans personne pour me dodicher…

— Je n’aurais jamais cru…

La voix tremblante du vieux en colère meurt dans sa gorge.

— Qu’est-ce, ma vieille, as tu entendu ?

Cette fois c’est bien devant la maison qu’une voiture s’est arrêtée. La porte en se refermant a fait trembler les cloisons.

— Jean ?…

Ils n’osent se regarder dans la crainte de se faire du mal en se trompant. Le vieux doute encore, mais