Page:Côté - Papineau, son influence sur la pensée canadienne, 1924.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
51
État du pays avant la Révolution

la langue en trente-six croches pour le parler. Quand Papineau et ses réformistes parurent, il était temps : la haute société québécoise était en train de passer à l’ennemi. On se plaignait de certains juges qui refusaient de rendre leurs décisions en français. D’autres ne permettaient pas à leur progéniture de s’exprimer au foyer dans la langue maternelle. Ceux qui voulaient se distinguer de leurs compatriotes affectaient de parler les dents serrées avec l’accent anglais. Ils changeaient l’orthographe de leur nom ; ils imprimaient à leurs lèvres la morgue dédaigneuse caractéristique des fils de palefreniers et de jockeys qui venaient ici nous traiter en conquis. Nos Québécois mâtinés d’anglais ont perdu de leur valeur ancestrale — je parle de l’élite. Quant au peuple des banlieues et des campagnes, il n’a pas mêlé son sang à celui de ses maîtres et son langage a gardé le savoureux archaïsme des mots qui font image : « waggines », « bougrines », « fricots », « gueuletons », « traulées d’enfants », « chaises berçantes », « filles engagées », « ramancheux », « bacquaise », « hypocrite », en parlant de taie d’oreiller, « babiche », « peigne fin », pour dire avare, « bonne à rien », « flanc mou », paresseux, « huile de bavard », salive, « tire-bouchon de Sorel », ivrogne, « manche à balai » ou « planche à repasser », femme maigre, « beignet de Sainte-Rose », etc… Les « habits rouges » ne s’égaraient en dehors de la Terrace et de l’Esplanade que pour aller pêcher le saumon rose à Gaspé et ils ne faisaient pas de conquêtes chez ces créatures simples qui les haïssaient d’instinct. Notre paysanne de Québec n’était pas la ruminante Maria Chapdelaine, elle avait de la vivacité et de l’enjouement, de la coquetterie aussi. Celle qui savait lire se passionnait pour les contes de fées. Geneviève de Brabant est un des premiers livres qui ont circulé dans les campagnes. Les « habitantes » ne pouvaient pas s’abîmer dans la lecture. Les travaux des champs et de la ferme absorbaient toutes les heures du jour. Condamnées par un reste de préjugé barbare aux plus pénibles corvées du ménage, elles tissaient sur des métiers en bois le lin et la laine, fabriquaient l’étoffe pour les vêtements de la famille et les catalognes multicolores qui