Page:Cahiers de la Quinzaine, 4e série, n°5, 1902.djvu/105

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d’une nature sanguine au contact d’une nature nerveuse. Qu’on lise le roman avec soin, on verra que chaque chapitre est l’étude d’un cas curieux de physiologie. En un mot, je n’ai eu qu’un désir : étant donné un homme puissant et une femme inassouvie, chercher en eux la bête, ne voir même que la bête, les jeter dans un drame violent, et noter scrupuleusement les sensations et les actes de ces êtres. J’ai simplement fait sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres.

Avouez qu’il est dur, quand on sort d’un pareil travail, tout entier encore aux graves jouissances de la recherche du vrai, d’entendre des gens vous accuser d’avoir eu pour unique but la peinture de tableaux obscènes. Je me suis trouvé dans le cas de ces peintres qui copient des nudités, sans qu’un seul désir les effleure, et qui restent profondément surpris lorsqu’un critique se déclare scandalisé par les chairs vivantes de leur œuvre. Tant que j’ai écrit Thérèse Raquin, j’ai oublié le monde, je me suis perdu dans la copie exacte et minutieuse de la vie, me donnant tout entier à l’analyse du mécanisme humain, et je vous assure que les amours cruelles de Thérèse et de Laurent n’avaient pour moi rien d’immoral, rien qui puisse pousser aux passions mauvaises. L’humanité des modèles disparaissait comme elle disparaît aux yeux de l’artiste qui a une femme nue vautrée devant lui, et qui songe uniquement à mettre cette femme sur sa toile dans la vérité de ses formes et de ses colorations. Aussi ma surprise a-t-elle été grande quand j’ai entendu traiter mon œuvre de flaque de boue et de sang, d’égout, d’immondice, que sais-je ? Je connais le joli jeu de la critique, je l’ai joué moi-même ; mais j’avoue que l’ensemble de l’attaque m’a un peu déconcerté. Quoi ! il ne s’est pas trouvé un seul de mes confrères pour expliquer mon livre, sinon pour le défendre ! Parmi le concert de voix qui criaient : « L’auteur de Thérèse Raquin est un misérable hystérique qui se plaît à étaler des pornographies, » j’ai vainement attendu une voix qui répondît : « Eh ! non, cet écrivain est un simple analyste, qui a pu s’oublier dans la pourriture humaine, mais qui s’y est oublié comme un médecin s’oublie dans un amphithéâtre. »