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JOURNÉE III, SCÈNE I.

bord, ce que j’entendais, c’étaient des paroles distinctes ; mais ensuite, ce n’a plus été qu’un vain son que l’écho lointain répétait confusément. Ainsi, quand on écoute un clairon qui s’éloigne, longtemps encore après qu’il est parti, on entend dans l’air des vibrations qui vous en rappellent la musique. — Donc l’infâme, voyant que l’on avait cessé de le poursuivre, que je n’avais personne pour me défendre, et que la lune elle-même, soit cruauté, soit vengeance, avait caché dans un sombre nuage cette lumière qu’elle emprunte au soleil, l’infâme voulut, il voulut, le misérable, justifier son amour par d’hypocrites paroles. Qu’il faut être hardi pour passer ainsi, d’un instant à l’autre, de la plus lâche offense a des protestations de tendresse !… Malheur, malheur à l’homme qui veut obtenir un cœur par la violence ! Comment ne voit-il pas que le véritable triomphe de l’amour est dans l’aveu de l’objet aimé, et que, sans cet aveu, sans le consentement du cœur, on ne possède jamais qu’une beauté froide et morte ?… — Que de supplications je lui adressai ! avec quelle véhémence et quelle force, tantôt fière, tantôt soumise, j’ai tâché de fléchir son cœur !… Mais, hélas ! vous le dirai-je, mon père ? orgueilleux, cruel, grossier, effronté, audacieux, il n’a rien voulu entendre ; il a été sans pitié ; et si ce que ma voix n’ose pas prononcer peut vous être expliqué par l’action, voyez, mon père : je cache mon visage de honte, je pleure amèrement mon malheur, je me tords les mains de colère, je frappe mon sein avec rage : c’est à vous d’interpréter ces démonstrations… Bref, j’exhalais des plaintes inutiles que le vent emportait, et je ne demandais plus de secours au ciel, contente d’invoquer sa justice, lorsque l’aube a paru, et, guidée par sa clarté, je me suis avancée dans la forêt ; mais tout-à-coup j’entends du bruit, je regarde, et j’aperçois mon frère. Hélas ! tous les malheurs accablent à la fois une infortunée !… Lui, à la lumière incertaine du jour naissant, il voit aussitôt ce qui s’est passé, et, sans dire un mot, il tire l’épée dont vous veniez de le ceindre. Le capitaine, à la vue de ce secours, hélas ! tardif, tire aussi son épée, et pare le coup que mon frère lui porte. Pour moi, tandis qu’ils se battent vaillamment, songeant que mon frère ignorait si j’étais innocente ou coupable, pour ne pas exposer ma vie dans une justification intempestive, je m’enfuis dans les profondeurs de la forêt, mais non sans regarder de temps en temps à travers le feuillage, car, malgré ma fuite, je désirais savoir l’issue de ce combat. Bientôt mon frère eut blessé le capitaine, qui tomba ; et, dans sa fureur, il allait lui porter un dernier coup, lorsque les soldats, qui venaient chercher le capitaine, le trouvant en cet état, veulent le venger. D’abord, mon frère essaie de se défendre ; mais, les voyant si nombreux, il s’éloigne précipitamment ; et eux, tout occupés de soigner le blessé, ils ne songent pas à le poursuivre. Ils ont emporté le capitaine dans leurs bras, du côté du village, sans s’inquiéter de son crime, et ne pensant qu’à sa blessure. Et moi,