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DE MAL EN PIS.

seule de lui, et que l’amour était de la partie. Blessé et furieux, il voulut se venger. Une nuit, — c’était une nuit bien triste, bien plus que les autres, car la lune avait caché son front soucieux derrière un voile épais de noirs nuages, — il arriva le premier dans ma rue, frappa à la manière de son rival, et entra au jardin dans le même temps que mon époux arrivait. Celui-ci, voyant entrer un homme chez moi, entre derrière lui et lui demande aussitôt brusquement ce qu’il cherche ; l’autre, sans lui répondre, relève son manteau jusqu’aux yeux et met la main sur son épée. Moi qui les regardais, plus morte que vive, j’allais répondre pour lui, lorsque je les vois qui se joignent, qui s’arrêtent et qui croisent leurs épées, desquelles s’échappent bientôt un rapide cliquetis et de vives étincelles. Dieu voulut, mon sort voulut que notre ennemi fût atteint le premier. « Je suis mort ! » dit-il ; et il chancela, et il tomba au milieu des fleurs… Après cela, mon époux s’adressant à moi, me dit d’une voix tremblante de colère : « Jouis, ingrate ; voilà ton ouvrage ! Contemple cet amant qui venait te chercher à une pareille heure ! il est baigné dans son sang, il ne respire plus !… Eh bien ! tout mort qu’il est, je n’en suis pas plus paisible ; il soulève encore dans mon cœur une horrible jalousie !… » Moi, interdite et confuse, je lui parlai comme je pus ; lui, sans daigner m’entendre, car la jalousie est comme un livre sacré qui ne souffre pas la contradiction[1], il sortit du jardin, monta sur un cheval qui l’attendait non loin, et disparut. Toutes ces scènes cruelles qui s’étaient succédé en si peu de temps m’avaient brisée. J’étais demeurée à la même place à demi morte, lorsque je fus réveillée, pour ainsi dire, par un bruit qui s’accrut à chaque instant. D’abord nos voisins qui se rassemblent et murmurent dans la rue, puis nos domestiques qui parcourent, troublés, la maison ; puis mon père infortuné qui s’informe de moi et qui m’appelle par mon nom, à grands cris. Je n’eus pas la force ou l’audace de lui répondre. M’imaginant soudain que le plus sûr était de fuir pour éviter sa colère, je sortis de la maison et me retirai, pleine d’angoisses et de terreurs, chez une de mes amies. Je restai là cachée quelque temps ; j’y appris que mon amant tâchait de passer en Espagne. Afin de m’excuser auprès de lui, je partis à sa recherche ; mais jusqu’à présent je n’ai pas eu sur lui la moindre lumière ; et remarquant que je marche isolée et faible au milieu de dangers de toute espèce, je renonce enfin au fol espoir de le trouver… On m’a parlé de vous, madame ; tout le monde m’a vanté votre bonté, la générosité de votre cœur, et j’ai songé à m’adresser à vous. Vous avez de nombreuses suivantes, recevez-moi parmi elles ; vous ne vous apercevrez pas que vous en ayez une de

  1. Que son Alcoran los zelos
    Que no se dan à disputa.

    Mot à mot, la jalousie est un Alcoran, etc., etc.