Page:Calderón - Théâtre, trad. Hinard, tome I.djvu/355

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clairon.

Et moi de nouvelles craintes.

rosaura.

Clairon ?

clairon.

Madame ?

rosaura.

Fuyons les périls de cette tour enchantée.

clairon.

Je voudrais bien, madame ; mais je n’ai pas même assez de courage pour fuir.

rosaura.

Mais n’aperçois-je pas une faible lumière, une pâle clarté, une sorte d’étoile vacillante dont l’éclat incertain et irrégulier augmente encore, s’il est possible, l’obscurité de cette ténébreuse habitation ? — Oui, à ses reflets, je distingue, quoique de loin, un cadavre vivant qui est enseveli dans cette sombre prison… Et pour augmenter mon effroi, cet homme, qu’éclaire une triste lueur, porte pour vêtement une peau de bête, et il est chargé de fers. — Fuyons, ou du moins, puisqu’il ne nous est pas possible de fuir, écoutons d’ici ses plaintes.

Entre SIGISMOND ; il est enchaîné et couvert de peaux de bêtes.
sigismond.

Hélas ! malheureux !… hélas ! infortuné !… O ciel ! je voudrais savoir au moins, dans mon malheur, quel crime j’ai commis contre toi en naissant ! Est-il juste à toi de me traiter aussi cruellement, puisque mon seul crime est d’être né ? et si cela devait m’être imputé à crime, ne devais-tu pas m’empêcher de naître ? car, pour justifier ta rigueur, tu n’as rien autre à me reprocher… Est-ce que le reste des êtres animés n’ont pas eu naissance ainsi que moi ? et si tous ainsi que moi ont eu naissance, pourquoi donc jouissent-ils de privilèges qui m’ont été refusés ?… L’oiseau naît, et à peine est-il une fleur qui a des plumes et un bouquet qui a des ailes, que, revêtu de sa parure charmante, il s’élance de son nid bientôt oublié, et fend d’un vol léger les plaines de l’air. Et moi qui ai plus d’âme, j’ai moins de liberté !… La bête sauvage naît, et dès que sa peau est marquée de ces lâches égales qui y semblent tracées par le plus habile pinceau, elle traverse les forêts en bondissant, et pressée par la nécessité, déchire sans pitié tout ce qu’elle rencontre sur son passage. Et moi, avec de meilleurs instincts, j’ai moins de liberté !… Le poisson naît, et à peine est-il sorti du limon et des algues marines où il fut déposé, — à peine, couvert d’écailles, peut-il se mirer sur les eaux, que, poussé par son caprice et la température de l’humide élément, il parcourt en tous sens l’immensité des mers. Et moi, avec plus d’intelligence, j’ai moins de liberté !… Le ruisseau