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JOURNÉE I, SCÈNE I.

les efforts des pompes, et à chaque vague il menaçait de s’abîmer. Je m’approche, et, quoique more, je leur fus une consolation dans leur détresse ; car dans le malheur on a tant de plaisir à voir quelqu’un près de soi, que l’on souhaiterait même la présence d’un ennemi. Le désir de vivre agit si puissamment sur ces hommes, qu’ils vinrent en foule se rendre prisonniers. Seulement quelques-uns restent sur le navire en reprochant à leurs compagnons leur lâcheté, en leur disant que la véritable vie est dans l’honneur ; et ils conservent intact jusqu’à la fin l’orgueil portugais. — Un de ceux qui se sont échappés m’a tout appris. — Cette flotte, m’a-t-il dit, est sortie de Lisbonne pour débarquer à Tanger ; ils viennent l’assiéger ; ils sont résolus à arborer sur les tours de cette ville ces bannières portugaises qui offensent votre vue sur les remparts de Ceuta. Le roi Édouard, dont la renommée victorieuse vole aussi loin qu’autrefois les aigles romaines, envoie à cette entreprise ses frères Fernand et Henri, gloire de notre temps, et déjà fameux par de nombreuses victoires. Ils sont grands maîtres d’Avis et de Christ, et des croix, l’une verte, l’autre rouge, couvrent leurs poitrines généreuses. Ils ont à leur solde quatorze mille Portugais, sans compter ceux qui ont voulu faire la campagne à leurs frais. Mille cavaliers sont montés sur des coursiers auxquels la superbe Espagne a donné, avec la parure du tigre, la légèreté du daim. Déjà sans doute ils sont devant Tanger ; déjà, seigneur, s’ils ne foulent pas les sables de sa côte, ils sillonnent les mers qui la baignent. Partons pour défendre cette ville ; saisissez vous-même vos armes redoutées ; que l’épée flamboyante de Mahomet brille à votre main, et du livre de la mort arrachez la feuille la plus remplie. Aujourd’hui peut être est venu le jour où doit s’accomplir cette héroïque prophétie des Morabites : que la couronne de Portugal doit trouver fin sur les sables de nos déserts. Marchons, et que les Portugais voient votre cimeterre rougir de leur sang ces vertes campagnes.

le roi.

Assez ; n’ajoute pas un mot, car chacune de tes paroles pénètre en mon sein comme un poison mortel. Malgré les grands maîtres, malgré tout l’appareil qu’ils déploient, j’espère que l’Afrique deviendra leur tombeau. Toi, Muley, pars sans délai avec les cavaliers de la côte ; je te suivrai bientôt pour te soutenir. Si, comme je l’attends de toi, tu sais les occuper par d’adroites escarmouches, de façon qu’ils ne puissent pas s’établir à terre, et que tu montres en cette circonstance la valeur de ta race, j’arriverai à ta suite avec le reste de la vaillante armée campée sous nos yeux. Ainsi seront jugées en un même jour ces deux querelles : Ceuta me reviendra, et Tanger n’ira pas à eux.

Il sort.
muley.

Bien que je n’aie qu’un seul instant à rester près de toi, Fénix,