Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/21

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sion d’évoquer devant des amis de Bourbon ces temps de souffrance, il en avait encore des frémissesements répulsifs. Alors, avec cette complaisance qu’il a toujours manifestée pour le choix des épithètes expressives jusqu’à l’outrance, il racontait les faits, sans toutefois en altérer le fond. Et l’un de ses cousins, excellent homme, riche alors et qui se serait estimé le plus heureux de la création s’il avait pu voir le bonheur partagé par toute la terre, intervenait :

— N’écoutez pas Charles ; il exagère.

— Comment, cher ami ?

Et Leconte de Lisle reprenait avec plus d’entraînement le récit de ce qu’il avait vu. Les malheureux Cafres, tous de même race, mais de tribus différentes, ne se comprenant pas entre eux et, sans armes, incapables de s’unir pour se défendre, allaient chercher dans les cavernes, vers les pitons du centre, un abri contre l’inique férocité de leur maître. Quand ils avaient assez mangé de racines, ils venait rôder autour des plantations, et Leconte de Lisle avait vu des battues conduites contre ces déserteurs ; il avait vu le pauvre marron ramené tel qu’une bête au gîte et, pour la première fugue, puni de la perte d’une oreille. Il avait vu des jarrets coupés, des jambes cassées afin de prévenir toute tentative nouvelle ; il avait vu des primes gagnées par un chasseur de fauves qui rapportait la main droite de quelque fugitif abattu.

À ces spectacles assistaient sans un signe de pitié les jolies créoles qui se seraient évanouies si l’on eût seulement marché sur la patte de leur chat. Presque souriantes elles pouvait contempler l’esclave tordu sous le fouet, tant il leur semblait naturel que cette peau noire ne recouvrît que de la chair à bastonnade. Cruelle inconscience qui les rendait indignes d’être aimées. Et Leconte de Lisle était pris d’une sorte de fureur contre ce pays où la fréquence des châtiments habituait même les femmes à se montrer