Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/136

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soupçonner qu’il tenait dans ses mains le sort de la monarchie.

À l’harmonieuse douceur d’Isocrate, auquel on l’a souvent comparé, M. de Martignac joignait toutes les qualités solides qu’on chercherait en vain dans les harangues travaillées de l’élève de Gorgias. Il n’était aucunement rhéteur ; et, toujours prêt à descendre au fond des questions quand il y était provoqué, il ne cherchait jamais ni l’éclat, ni l’importance, son abondance merveilleuse étant encore dépassée par sa réserve. Un tact exquis arrêtait toujours à point l’essor d’une parole que l’orateur aurait pu rendre inépuisable, car il demeurait manifeste, après les plus longs discours, que le ministre n’aurait éprouvé nul embarras pour les prolonger. C’était une jouissance exquise, pour le monde d’élite de ce temps-là, d’entendre l’orateur toujours exempt d’amertume, qui, s’inquiétant plus de l’avenir pour son roi que pour lui-même, cachait sous des fleurs l’abîme entr’ouvert sous le trône ; et cette jouissance était goûtée à titre de plaisir en quelque sorte artistique dans la sécurité générale à laquelle s’abandonnait une société brillante qui croyait avoir devant elle un avenir assuré.

Durant cette belle année de l’administration Martignac, la société polie passait sans transition du palais Bourbon au palais Mazarin, afin d’y suivre le cours des mêmes pensées présentées dans le plus beau langage. On applaudissait à l’Académie française M. Royer-Collard, venant louer l’auteur de la Mécanique céleste en termes dignes de tous les deux. On entendait l’au-