Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/31

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complète. On continua le repas, et le chevalier, ayant dit quelques paroles à l’oreille d’un domestique, se leva pour remercier, ses nouveaux amis d’une bienveillance dont il leur demandait la continuation ; mais comme gage des sentiments qu’il était heureux de leur avoir inspiré, il les requit à son tour de vouloir bien lui faire raison en portant avec lui la santé du roi de France. Cette proposition reçut un accueil chaleureux, et l’on allait boire le Champagne lorsque M. de Trézurin, arrêtant l’élan des convives, leur dit d’un ton grave : « Un instant, messieurs, s’il vous plaît ; j’ai comme vous une habitude singulière, à laquelle vous vous conformerez, j’en suis bien sûr, comme je me suis conformé à la vôtre : je ne porte jamais la santé de mon souverain sans me faire arracher une dent, et la chose sera d’autant plus facile que voici précisément un dentiste qui entre. » Et M. de Trézurin se mit immédiatement en position, pendant que les trois Suisses, moins héroïques que ceux du serment légendaire, s’enfuyaient à toutes jambes.

Les historiettes qui formaient la base de mon ordinaire n’avaient pas toutes la même saveur. À mesure que ce régime se prolongeait, il m’inspirait une répugnance plus prononcée. Rien ne réussit moins près des jeunes gens que la légèreté chez les vieillards. Les physiologistes qui ont constaté l’influence habituellement décisive des milieux sur les espèces ont omis de dire que pour les individus qui s’y dérobent, par exception, le milieu devient la cause d’un développement anormal dans un sens contraire. Or le milieu