Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/50

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comme le but à poursuivre par les sociétés modernes n’était plus, hélas ! qu’une étape destinée à être bientôt franchie sur la route sans fin des révolutions.

Aussi, les belles harangues que la nation avait écoutées, suspendue aux lèvres de l’orateur, s’étaient-elles transformées en merveilleux monuments d’art, dans lesquels la langue du dix-septième siècle s’assouplit et se dilate pour refléter, sans nul effort apparent, quoiqu’à l’aide d’un travail infini, les nuances les plus délicates de l’esprit du dix-neuvième. Je ne saurais omettre, en évoquant après un demi-siècle ces souvenirs encore si vivants pour moi, l’autorité que l’attitude de l’orateur ajoutait à ses paroles. À lui seul l’auditoire permettait de lire, chose naturelle, puisqu’on venait pour entendre une leçon : aussi le régent, sûr de son public, laissait-il percer sur son visage éclairé par un ironique sourire, le double sentiment qui remplissait son âme, la confiance et le dédain.

Très-puissante dans le pays, la gauche n’approchait dans la Chambre, ni pour l’influence ni pour le talent, de ce parti ministériel, qui, depuis l’ordonnance du 5 septembre 1816 jusqu’à l’arrivée de la droite aux affaires, en 1822, demeura séparé des deux partis extrêmes. Cette gauche parlait presque toujours par la fenêtre, parce que le but poursuivi par la plupart de ses orateurs était une révolution. Plein de verve démocratique, sans avoir rien d’ailleurs d’un grand orateur. Manuel cultivait avec succès l’art d’aller par ses paroles, au risque de se faire empoigner, jusqu’à la limite où l’opposition légale touche à l’insurrection.