Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/54

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saient le soir à la Grande-Chaumière, n’étaient peut-être pas de mœurs plus sévères que les habitués du bal Mabile ; mais cette jeunesse, convaincue jusqu’au fanatisme, n’appartenait point à la pâle Bohême dont l’histoire est venue s’achever dans l’orgie sanglante de la Commune. C’est par la dépravation réfléchie de l’intelligence que l’homme descend en de tels abîmes ; pour en atteindre le fond, il faut qu’une froide et sacrilège confusion se soit opérée entre le bien et le mal, et que dans le désert de la vie il n’y ait plus rien debout que la sensualité et l’orgueil.

Le grand mouvement intellectuel provoqué par les institutions politiques était alors dans la splendeur de son aurore. Représenté par des noms jeunes et beaux comme l’espérance, il promettait à une génération avide de nouveautés de l’introduire dans un monde inexploré. L’ancienne littérature dramatique était manifestement épuisée, comme la société élégante dont elle avait été l’expression. Notre théâtre classique n’avait pas prétendu, ainsi qu’on l’a dit trop souvent, s’assimiler le génie de l’antiquité, qui ne lui a guère fourni que des cadres. Si l’esprit français, dans le plein épanouissement de sa sève, s’était accommodé de la sévérité des formes antiques, c’est uniquement parce que celles-ci concordaient, par leur correcte rigueur, avec l’étiquette dans laquelle était venue se résumer durant les trois derniers règnes toute la constitution politique de la monarchie. Splendide sous Louis XIV, dont il reflétait la froide solennité, notre théâtre s’était fait sentencieux sous le roi Voltaire, et n’était plus de-