Page:Carné - Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration.djvu/85

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payer, n’aurait-il pas été stupéfait en se voyant, avant l’établissement des voies ferrées dans la Péninsule, contraint, pour se rendre d’une province dans une autre, de traiter sur un pied de quasi-égalité avec un majoral ? Quelle surprise, en entendant celui-ci régler à son gré tous les détails du voyage, et parler à un seigneur étranger comme à ceux de son pays, c’est-à-dire avec une liberté aussi distante de la bassesse que de l’insolence ! Sur cette terre du despotisme, tempérée par l’égalité morale émanée du sentiment chrétien, les classes ne sont, en effet, séparées ni par la barrière des habitudes, ni même par celle du langage, car celui-ci est toujours correct et poli, même dans les plus humbles conditions. Les rares plaisirs de la Péninsule sont communs à toute la nation, depuis la promenade de l’après midi au Paseo, où l’on ne s’enivre guère que d’eau glacée, jusqu’à la tertullia du soir, où chacun arrive avec son costume du matin, sans parler des combats de taureaux où toute l’Espagne en délire semble exhaler son âme dans un même cri.

En ce pays, la vie est uniforme et simple, et l’on ne saurait à prix d’argent s’y procurer le bien-être usuel partout ailleurs. Qu’on se figure donc un touriste arrivant, après une journée passée dans l’ardente poussière de la Manche ou des deux Castilles, dans la venta où il s’est promis un bon repas et une nuit de repos. Quelle n’est pas la fureur de ce personnage exigeant et compassé, lorsqu’il pénètre dans une sorte de caravansérail d’Orient, où les hommes et les mules vi-