Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/142

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rait en trouver la suite. Cela me causa beaucoup de dépit, car le plaisir d’en avoir lu si peu se changeait en déplaisir, quand je songeais quelle faible chance s’offrait de trouver tout ce qui me semblait manquer d’un conte si délectable. Toutefois, il me parut vraiment impossible, et hors de toute bonne coutume, qu’un si bon chevalier eût manqué de quelque sage qui prît à son compte le soin d’écrire ses prouesses inouïes : chose qui n’avait manqué à aucun des chevaliers errants, desquels les gens disent qu’ils vont à leurs aventures ; car chacun d’eux avait toujours à point nommé un ou deux sages, qui non-seulement écrivaient leurs faits et gestes, mais qui enregistraient leurs plus petites et plus enfantines pensées, si cachées qu’elles pussent être[1]. Et vraiment, un si bon chevalier ne méritait pas d’être à ce point malheureux qu’il manquât tout à fait de ce qu’un Platir et d’autres semblables avaient eu de reste. Aussi ne pouvais-je me décider à croire qu’une histoire si piquante fût restée incomplète et estropiée ; j’en attribuais la faute à la malignité du temps, qui dévore et consume toutes choses, supposant qu’il la tenait cachée, s’il ne l’avait détruite. D’un autre côté, je me disais : « Puisque, parmi les livres de notre héros, il s’en est trouvé d’aussi modernes que les Remèdes à la jalousie et les Nymphes de Hénarès, son histoire ne peut pas être fort ancienne, et si elle n’a point été écrite, elle doit se retrouver encore dans la mémoire des gens de son village et des pays circonvoisins. »

Cette imagination m’échauffait la tête et me donnait un grand désir de connaître d’un bout à l’autre la vie et les miracles de notre fameux Espagnol Don Quichotte de la Manche, lumière et miroir de la chevalerie manchoise, et le premier qui, dans les temps calamiteux de notre âge, ait embrassé la profession des armes errantes ; le premier qui se soit mis à la besogne de défaire les torts, de secourir les veuves, de protéger les demoiselles, pauvres filles qui s’en allaient, le fouet à la main, sur leur palefrois, par monts et par vaux, portant la charge et l’embarras de leur

    gaux entre eux, car le troisième est plus long que les deux premiers, et le quatrième plus long que les trois autres. Il abandonna cette division dans la seconde partie, pour s’en tenir à celle des chapitres.

  1. Ainsi ce fut le sage Alquife qui écrivit la chronique d’Amadis de Grèce ; le sage Friston, l’histoire de Don Bélianis ; les sages Artémidore et Lirgandéo, celle du chevalier de Phœbus ; le sage Galténor, celle de Platir, etc.