Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/455

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

force, que le dragon, voyant qu’il allait l’étrangler, n’eut d’autre ressource que de se laisser aller au fond de la rivière, emmenant avec lui le chevalier qui ne voulut jamais lâcher prise ; et, quand ils furent arrivés là-bas au fond, il se trouva dans un grand palais, et dans des jardins si jolis que c’était un délice ; et le dragon se changea en un beau vieillard, qui lui dit tant et tant de choses qu’il ne faut qu’ouvrir les oreilles. Allez, allez, seigneur, si vous entendiez lire tout cela vous deviendriez fou de plaisir ; et deux figues, par ma foi, pour ce grand capitaine que vous dites, et pour ce Diégo Garcia. »

Quand Dorothée entendit ce beau discours, elle se pencha vers Cardénio, et lui dit tout bas : « Il s’en faut peu que notre hôte ne fasse la paire avec Don Quichotte. — C’est ce qu’il me semble, répondit Cardénio, car, à l’entendre, il tient pour article de foi que tout ce que disent ses livres est arrivé au pied de la lettre, comme ils le racontent, et je défie tous les carmes déchaussés de lui faire croire autre chose. — Mais prenez garde, frère, répétait cependant le curé, qu’il n’y a jamais eu au monde de Félix-Mars d’Hircanie, ni de Cirongilio de Thrace, ni d’autres chevaliers de même trempe, tels que les dépeignent les livres de chevalerie. Tout cela n’est que mensonge et fiction ; ce ne sont que des fables inventées par des esprits oisifs, qui les composèrent dans le but que vous dites, celui de faire passer le temps, comme le passent, en les lisant, vos moissonneurs ; et je vous jure, en vérité, que jamais il n’y eut de tels chevaliers dans ce monde, et que jamais ils n’y firent de tels exploits ni de telles extravagances. — À d’autres, s’écria l’hôtelier ; trouvez un autre chien pour ronger votre os : est-ce que je ne sais pas où le soulier me blesse, et combien il y a de doigts dans la main ? ne pensez pas me faire avaler de la bouillie, car je ne suis plus au maillot. Vous me la donnez belle encore une fois de vouloir me faire accroire que tout ce que disent ces bons livres en lettres moulées n’est qu’extravagance et mensonge, tandis qu’ils sont imprimés avec licence et permission de messieurs du conseil royal ! comme si c’étaient des gens capables de laisser imprimer tant de mensonges à la douzaine, tant de batailles et d’enchantements qu’on en perd la tête ! — Mais je vous ai déjà dit, mon ami, répliqua le curé, que tout cela s’écrit pour amuser nos moments perdus ; et, de même que, dans les républiques bien organisées, on permet les jeux d’échecs, de paume, de billard, pour occuper ceux qui ne veulent, ne peuvent, ou ne doivent point travailler, de même on permet d’imprimer et de vendre de tels livres, parce qu’on suppose qu’il ne se trouvera personne d’assez ignorant et d’assez simple