Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/333

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terre, et, quand ils entrèrent tous dans une vaste cour d’honneur, deux jolies damoiselles s’approchèrent, et jetèrent sur les épaules de Don Quichotte un long manteau de fine écarlate. Aussitôt toutes les galeries de la cour se couronnèrent des valets de la maison, qui disaient à grands cris : « Bienvenue soit la fleur et la crème des chevaliers errants, » et qui versaient à l’envi des flacons d’eau de senteur sur Don Quichotte et ses illustres hôtes. Tout cela ravissait Don Quichotte, et ce jour fut le premier de sa vie où il se crut et se reconnut chevalier errant véritable et non fantastique, en se voyant traiter de la même manière qu’il avait lu qu’on traitait les chevaliers errants dans les siècles passés.

Sancho, laissant là le grison, s’était cousu aux jupons de la duchesse ; et il entra avec elle dans le château. Mais bientôt, se sentant un remords de conscience de laisser son âne tout seul, il s’approcha d’une vénérable duègne, qui était venue avec d’autres recevoir la duchesse, et lui dit à voix basse : « Madame Gonzalez, ou comme on appelle votre grâce… — Je m’appelle Doña Rodriguez de Grijalva[1], répondit la duègne : qu’y a-t-il pour votre service, frère ? — Je voudrais, répliqua Sancho, que votre grâce me fît celle de sortir devant la porte du château, où vous trouverez un âne qui est à moi. Ensuite votre grâce aura la bonté de le faire mettre ou de le mettre elle-même dans l’écurie, car le pauvre petit est un peu timide, et s’il se voit seul, il ne saura plus que devenir. — Si le maître est aussi galant homme que le valet, repartit la duègne, nous avons fait là une belle trouvaille. Allez, frère, à la malheure pour vous et pour qui vous amène, et chargez-vous de votre âne ; nous autres duègnes de cette maison ne sommes pas faites à semblables besognes. — Eh bien, en vérité, répondit Sancho, j’ai ouï dire à mon seigneur, qui est au fait des histoires, lorsqu’il racontait celle de Lancelot, quand il vint de Bretagne, que les dames prenaient soin de lui et les duègnes de son bidet[2]. Et certes, pour ce qui est de mon âne, je ne le troquerais pas contre le bidet du seigneur Lancelot. — Frère, répliqua la duègne, si vous êtes bouffon de votre mé-

  1. Le Don ou Doña, comme le Sir des Anglais, ne se place jamais que devant un nom de baptême. L’usage avait introduit une exception pour les duègnes, auxquelles on donnait le titre de Doña devant leur nom de famille.
  2. Allusion aux vers du romance de Lancelot cités dans la première partie.