Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/119

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L’homme insensible et froid en vain s’attache à peindre
Ces sentiments du cœur que l’esprit ne peut feindre ;
De ses tableaux fardés les frivoles appas
N’iront jamais au cœur dont ils ne viennent pas.
Eh ! comment me tracer une image fidèle
Des traits dont votre main ignore le modèle ?
Mais celui qui, dans soi descendant en secret,
Le contemple vivant, ce modèle parfait,
C’est lui qui nous enflamme au feu qui le dévore ;
Lui qui fait adorer la vertu qu’il adore ;
Lui qui trace, en un vers des Muses agréé,
Un sentiment profond que son cœur a créé.
Aimer, sentir, c’est là cette ivresse vantée
Qu’aux célestes foyers déroba Prométhée.
Calliope jamais daigna-t-elle enflammer
Un cœur inaccessible à la douceur d’aimer ?
Non : l’amour, l’amitié, la sublime harmonie,
Tous ces dons précieux n’ont qu’un même génie ;
Même souffle anima le poète charmant.
L’ami religieux et le parfait amant ;
Ce sont toutes vertus d’une âme grande et fière.
Bavius et Zoïle, et Gacon et Linière,
Aux concerts d’Apollon ne furent point admis,
Vécurent sans maîtresse, et n’eurent point d’amis.

Et ceux qui, par leurs mœurs dignes de plus d’estime,
Ne sont point nés pourtant sous cet astre sublime,
Voyez-les, dans des vers divins, délicieux,
Vous habiller l’amour d’un clinquant précieux ;
Badinage insipide où leur ennui se joue,
Et qu’autant que l’amour le bon sens désavoue.
Voyez si d’une belle un jeune amant épris
À tressailli jamais en lisant leurs écrits ;
Si leurs lyres jamais, froides comme leurs âmes.
De la sainte amitié respirèrent les flammes.
Ô peuples de héros, exemples des mortels !
C’est chez vous que l’encens fuma sur ses autels ;
C’est aux temps glorieux des triomphes d’Athène,
Aux temps sanctifiés par la vertu romaine ;
Quand l’âme de Lélie animait Scipion,