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Fragment III


Du temps et du besoin l’inévitable empire
Dut avoir aux humains enseigné l’art d’écrire.
D’autres arts l’ont poli ; mais aux arts, le premier,
Lui seul des vrais succès put ouvrir le sentier.
Sur la feuille d’Égypte ou sur la peau ductile,
Même un jour sur le dos d’un albâtre docile.
Au fond des eaux formé des dépouilles du lin.
Une main éloquente, avec cet art divin,
Tient, fait voir l’invisible et rapide pensée,
L’abstraite intelligence et palpable et tracée ;
Peint des sons à nos yeux, et transmet à la fois
Une voix aux couleurs, des couleurs à la voix.

Quand des premiers traités la fraternelle chaîne
Commença d’approcher, d’unir la race humaine,
La terre et de hauts monts, des fleuves, des forêts.
Des contrats attestés garants sûrs et muets,
Furent le livre auguste et les lettres sacrées
Qui faisaient lire aux yeux les promesses jurées.
Dans la suite peut-être ils voulurent sur soi
L’un de l’autre emporter la parole et la foi ;
Ils surent donc, broyant de liquides matières.
L’un sur l’autre imprimer leurs images grossières.
Ou celle du témoin, homme, plante ou rocher,
Qui vit jurer leur bouche et leurs mains se toucher.
De là dans l’Orient ces colonnes savantes.
Rois, prêtres, animaux peints en scènes vivantes.
De la religion ténébreux monuments.
Pour les sages futurs laborieux tourments,
Archives de l’État, où les mains politiques
Traçaient en longs tableaux les annales publiques.
De là, dans un amas d’emblèmes captieux,
Pour le peuple ignorant monstre religieux.
Des membres ennemis vont composer ensemble
Un seul tout, étonné du nœud qui les rassemble :
Un corps de femme au front d’un aigle enfant des airs
Joint l’écaille et les flancs d’un habitant des mers.