Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/95

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Rachel, objet sans prix qu’un amoureux courage
N’a pas trop acheté de quinze ans d’esclavage.
Oh ! oui, je veux un jour en des bords retirés,
Sur un riche coteau ceint de bois et de prés,
Avoir un humble toit, une source d’eau vive
Qui parle, et dans sa fuite et féconde et plaintive
Nourrisse mon verger, abreuve mes troupeaux.
Là, je veux, ignorant le monde et ses travaux,
Loin du superbe ennui que l’éclat environne,
Vivre comme jadis, aux champs de Babylone,
Ont vécu, nous dit-on, ces pères des humains
Dont le nom aux autels remplit nos fastes saints ;
Avoir amis, enfants, épouse belle et sage ;
Errer, un livre en main, de bocage en bocage ;
Savourer sans remords, sans crainte, sans désirs.
Une paix dont nul bien n’égale les plaisirs.
Douce mélancolie ! aimable mensongère,
Des antres, des forêts déesse tutélaire,
Qui vient d’une insensible et charmante langueur
Saisir l’ami des champs et pénétrer son cœur.
Quand, sorti vers le soir des grottes reculées.
Il s’égare à pas lents au penchant des vallées.
Et voit des derniers feux le ciel se colorer,
Et sur les monts lointains un beau jour expirer.
Dans sa volupté sage, et pensive et muette,
Il s’assied, sur son sein laisse tomber sa tête.
Il regarde à ses pieds, dans le liquide azur
Du fleuve, qui s’étend comme lui calme et pur,
Se peindre les coteaux, les toits et les feuillages.
Et la pourpre en festons couronnant les nuages.
Il revoit près de lui, tout à coup animés.
Ces fantômes si beaux à nos pleurs tant aimés,
Dont la troupe immortelle habite sa mémoire :
Julie, amante faible et tombée avec gloire ;
Clarisse, beauté sainte où respire le ciel.
Dont la douleur ignore et la haine et le fiel.
Qui souffre sans gémir, qui périt sans murmure ;
Clémentine adorée, âme céleste et pure,
Qui, parmi les rigueurs d’une injuste maison,
Ne perd point l’innocence en perdant la raison ;