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LA CRISE

passait durant la première quinzaine des vacances de Jean Bélanger. Les parents du collégien, le voyant faible et souvent abattu, n’insistaient pas pour le mêler à leurs travaux ; il menait une existence de désœuvré. Depuis sa secrète rupture avec Alice Gagnon, c’était une épave, et il se comparait parfois aux billots qui flottaient sur la rivière.

Il l’aimait, cette rivière aux eaux presque dormantes : tout jeune, il était devenu un habile nageur. Maintenant encore, sa famille lui conseillait d’aller prendre ses ébats dans l’onde tiède, pour combattre sa nervosité. Avant de procéder à un entraînement quotidien, Jean avait cherché un stratagème pour liquider définitivement ce qu’il considérait comme une affaire capitale : assouvir sa rancune envers l’infidèle, la traîtresse de la Ferme des Ormeaux, c’était son principal souci. Un matin, il était sûr qu’Alice était seule chez elle : tout son monde, sans exception, se trouvait aux champs. Elle avait demandé à Thérèse Bélanger de lui prêter un livre de belles histoires. « Tiens, Jean, dit Thérèse, enveloppe ce volume et Corinne le portera à sa grande camarade. »

L’occasion était unique : Jean prit le livre et courut chercher du papier dans la pièce voisine. Tirant la lettre vengeresse qu’il tenait toujours sur lui, il la plaça bien en évidence sur le titre de l’ouvrage et plia le tout avec soin. Quelques minutes plus tard, le paquet parvenait à Alice Gagnon, et la petite Corinne, sans s’attarder, revenait aux Érables où Thérèse avait besoin de ses services. « Ça y est, pensa le pauvre amoureux ; maintenant, je puis aller prendre mon bain, pour faire disparaître les dernières traces de mes impressions passées. Justice est faite !… »

Il prit son maillot et se rendit dans le fourré où, quelques jours plus tôt, il s’était morfondu dans une vaine attente. S’étant mis en costume de bain, il se jeta à l’eau, plongea plusieurs fois vers le milieu de la rivière, se remit à nager et se dirigea vers la rive opposée.

Mais il aperçut plusieurs jeunes baigneuses qui sortaient des oseraies touffues, et qui faisaient mine de venir à sa rencontre : elles nageaient à ravir ; dans le groupe, Jean avait reconnu la rôdeuse bien connue à Repentigny : « Ces naïades ne me disent rien qui vaille, pensa-t-il ; au risque de passer pour un sauvage, je vais gagner le large dans la direction du nord ; elles ne me rattraperont pas. »

En effet, il changea de direction et, au prix de quelques vigoureuses brassées, il s’éloigna des sirènes qui faisaient entendre de joyeux éclats de rire. Ce grand rhétoricien était foncièrement honnête : la surprise dont son cœur avait été victime avec Alice n’avait nullement altéré sa vertu. La lettre qu’il venait d’expédier, il la considérait comme une mise au point indispensable. Il ne réfléchissait pas que c’était un acte de méchanceté : son cœur pouvait rester pur, mais la charité en était absente.

Les nymphes des eaux avaient regagné leurs retraites, du côté de S. Paul l’Ermite ; Jean revint à son point de départ et s’habilla tranquillement.


X


Un calme relatif régnait maintenant dans l’âme du collégien : il essayait de se ressaisir, d’affirmer son indépendance, après avoir déversé toute sa colère dans la lettre qui était arrivée à destination. Néanmoins, un adolescent ne fait pas disparaître en quelques jours toutes les traces d’un rêve qui date de la plus tendre enfance, et qui a pris une forme passionnelle depuis de longs mois. Jean avait beau vouloir oublier Alice, elle occupait encore ses pensées et tourmentait son cœur : comment avait-elle pris le soufflet moral, la riposte violente lancée par procuration ? Il aurait bien voulu le savoir. Les pires indignations n’éteignent pas l’amour, pas plus qu’un orage n’éteint un incendie. Un poète ancien a prétendu que cette passion doit changer d’objet lorsqu’elle a été contrariée ; singulier remède à un mal dont les racines sont aussi profondes que les dernières fibres nerveuses de l’organisme humain !

Les caractères superficiels et volages peuvent opérer ces sortes de transpositions sans trop en souffrir : lorsque les sens seuls sont entrés en jeu dans une crise de ce genre, on change d’orientation à volonté ; les satisfactions égoïstes trouvent partout leur aliment, quelle que soit la personnalité qui s’offre à un tempérament épris de la matière. Mais plus un jeune homme est vertueux, plus ses impressions sont tenaces, surtout s’il a rencontré une âme pure comme la sienne.

Jean avait beau se croire trahi, la forfaiture n’enlevait rien à la douce auréole de son adorable Alice, à sa candide ignorance, à sa virginale pudeur. La réflexion aidant, il se la figurait toujours réservée, prudente, effarouchée par le moindre geste trop libre. Ovila Paquette l’avait-il réellement conquise, n’y avait-il pas là des calculs imputables à la fa-