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LA CRISE

reux : c’est le grand bouleversement dû au péché.

— À ce compte, il vaudrait mieux n’aimer personne ; on ne commande pas à son cœur, quand jaillit l’étincelle fatale…

— Il en est ainsi pour les rencontres romanesques dont tu as vu mille exemples dans tes livres classiques païens. Mais ces études auraient dû t’éclairer. Elles n’ont pas d’autre but.

— Tu parles, Thérèse, comme un Père de l’Église.

— Ne plaisante pas, Jean. Tu viens de dire qu’il vaudrait mieux n’aimer personne… Dieu a demandé ce sacrifice à quelques âmes supérieures. Mais, pour la grande majorité, Il veut simplement que les affections de la terre servent de point d’appui pour monter plus haut. Tel est le cas, j’y reviens volontiers, de la Carmélite pour qui un attachement terrestre a été le premier degré d’une sublime ascension.

On peut voir que Thérèse était pénétrée des enseignement mystiques qu’elle puisait dans ses longues méditations, chaque matin. Ce soir-là, elle devançait les prédicateurs que son frère allait bientôt entendre à Laval-des-Rapides.


IV


C’est la plus charmante des solitudes, que la Villa St-Martin, située sur la rive gauche de la Rivière-des-Prairies, à la lisière de l’Île-Jésus. Non loin de là, le Sault-au-Récollet rappelle le sang versé par les martyrs du Canada naissant. Aujourd’hui comme alors, la Nouvelle-France a besoin d’apôtres avides de conquêtes spirituelles : les barbares modernes des deux continents, utilisant les moyens de communication de plus en plus directs, semblent se précipiter sur ce coin privilégié du Catholicisme ; livres, théâtres, propagandes malsaines, rien n’est épargné pour détruire l’œuvre magnifique des premiers défricheurs qui peinèrent à l’ombre de la Croix.

Jean Bélanger et ses camarades sont donc réunis pour leur retraite ; le collégien de l’Assomption se trouve seul dans sa modeste cellule. Le sujet de méditation pour le lendemain matin vient d’être donné par le Père Francœur : « Jeunes gens à l’âme généreuse, a dit le Père, vous êtes ici pour faire une halte de quelques jours avant de vous engager sur les chemins de la vie ; vous venez consulter le Maître ; à quel autre vous adresseriez-vous pour connaître la voie à suivre ? Il a les paroles de la vie éternelle. Nous examinerons bientôt les moyens de parvenir à ce but suprême, le seul qu’il ne faut jamais perdre de vue ici-bas. Dès maintenant, qui que vous soyez, vous n’êtes pas seuls intéressés à la solution de cet important problème de votre destinée : futurs laïcs, futurs prêtres, futurs missionnaires, vous êtes tous choisis pour être des entraîneurs, des chefs de file dans la société humaine qui cherche aussi sa voie. Vous ne pouvez pas prendre à la légère une aussi redoutable mission. Ego elegi vos ut eatis… »

Jean réfléchit. La nuit est venue. Toutes lumières éteintes, il est à sa fenêtre, contemplant le vaste ciel bleu et ses légions d’étoiles, écoutant le bruit confus des eaux qui bouillonnent, à la surface d’une rivière beaucoup moins calme que celle de l’Assomption… Les Cieux chantent la gloire de Dieu, et la terre répond à ces muettes harmonies. Chaque être créé doit obéir à l’impulsion divine : les astres ne dévient jamais de l’orbite qui leur a été tracé ; les eaux des rivières, des fleuves, des mers, ne sont jamais en repos ; elles se conforment aux lois générales de l’universelle gravitation. L’homme, pourtant, est venu troubler cette organisation merveilleuse : il a introduit le désordre dans le monde, parce qu’il a voulu substituer sa volonté à celle du Créateur ; tel un enfant capricieux, il a quitté les sentiers qu’il devait suivre. Il s’est égaré, il s’est senti seul, les obstacles les plus insurmontables se sont dressés devant lui… Voilà le sort qui m’attendrait, se dit Jean, si je me trompais de route. Mon Dieu, ajoute-t-il, faites-moi connaître ma vocation !

Environné de ces pensées célestes, il se couche et s’endort paisiblement, en écoutant le murmure monotone de la Rivière-des-Prairies, et en recommandant son âme aux bons anges qui veillent sur cette pieuse maison.

Au début d’une retraite, avant d’en venir aux faits concrets qui demandent un examen approfondi, il est bon de se pénétrer au préalable de quelques principes fondamentaux qui serviront d’assise aux discussions à venir. Les vérités les plus générales sont les prémisses de tout raisonnement bien conduit. Il en est ainsi dans toutes les connaissances d’ordre métaphysique, et les directeurs d’âmes sont parfaitement renseignés sur cette méthode. Jean Bélanger est trop docile pour ne pas se conformer à cette progression. À peine entré dans cet asile du recueillement, il n’a plus pensé aux fantômes fascinateurs