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LA CRISE

visé les cœurs travaillés comme le mien par de chaudes tendresses. Je me suis alors rappelé les textes sévères du saint Évangile : « On ne peut servir deux maîtres… Si votre œil droit vous scandalise, arrachez-le et jetez-le loin de vous… » Hélas ! mon Père, s’il est indispensable, pour appartenir pleinement à Dieu, de pratiquer ces cruelles amputations, je vous déclare net que je ne m’en sens pas le courage. Si j’ai été un appelé dans ma jeunesse, eh bien je ne suis pas un élu. Ces sanglants sacrifices ne seront jamais mon fait. L’isolement du cœur, la solitude, l’absence de toute affection, effraient mon âme de dix-sept ans. Si Dieu m’avait voulu à Lui, Il m’aurait donné un tout autre tempérament : ma complexion n’est pas d’une trempe assez robuste pour se suffire à elle-même. Je me sens le courage d’être un honnête homme, voire un homme d’œuvres dans le monde, mais je ne suis pas apte à faire le vide absolu autour de moi.

— Vous n’avez retenu qu’une partie de ma conférence, cher jeune homme, et encore vous l’êtes-vous appliquée de façon trop mathématique. Ce que je viens de vous dire ici corrige la portée trop générale de mes exhortations antérieures. Dans nos rapports avec la jeunesse, nous rencontrons, nous, conseillers et amis de ces cœurs trop ardents, deux catégories d’individus : autour des uns, ainsi que vous le dites, il faut faire, avant tout, le vide presque absolu, sous peine d’aboutir à des catastrophes ; le monde ou Dieu, la matière ou l’esprit, il n’y a pas de moyen-terme ; c’est tout ou rien, dans cette terrible alternative ; pour qui se décide en faveur de Dieu, nous imposons la diète sévère en fait de mondanités ; aucune concession, aucun atermoiement n’est possible ; il faut s’éloigner au plus vite des rives enchanteresses et fatales, comme lorsque Mentor précipite Télémaque à la mer pour l’obliger à fuir l’Île de Calypso et ses nymphes trop charmeuses. « Éloignez-vous, jeunes gens, coupez, tranchez, taillez au vif, brisez sans pitié les liens d’un esclavage si doux en apparence, si effroyable dans ses résultats prochains ! » Voilà ce que les prédicateurs clament du haut de la chaire, mettant en jeu tous les ressorts d’une éloquence irrésistible. Rien de théâtral en tout cela : c’est une sagesse clairvoyante qui inspire les sauveurs d’âmes. Pour une foule d’adolescents, les filles d’Ève sont les suppôts du démon, l’incarnation du péché. Tant pis si le sexe faible prend plus que sa part de ces vibrants anathèmes ! Les orateurs sacrés font leur devoir. Quand l’incendie se déclare, on inonde tout l’édifice pour combattre les flammes.

« Rappelez-vous, Jean, l’attitude de St-Jérôme dans sa grotte sauvage, de St-Antoine, de St-Paul l’Ermite dans leur désert, de l’angélique Louis de Gonzague qui hésitait à lever les yeux même sur sa propre mère, parmi de royales splendeurs ! Ces natures se sentaient fragiles et ne voyaient de salut que dans une mortification, impitoyable. Elles étaient destinées à servir de modèles aux présomptueux, aux jeunes fous qui aiment le danger et qui risquent d’y périr.

« Mais, en face de ces héros de l’austérité, se dressent des Saints plus aimables et moins exclusifs. Dans l’hagiographie, le poétique François d’Assise n’est pas de ceux qui se croient immortifiés pour avoir flairé la corolle d’une rose, bien au contraire ! Il a beau s’armer contre lui-même du cilice et de la discipline, il n’en subit pas moins l’enchantement du spectacle qui l’environne, et cela, sans se laisser envahir par la mollesse : les fleuves, les montagnes, les plaines, les saisons, les êtres sensibles ou insensibles, tout, à ses yeux, sert de miroir à la Beauté sans tache, tout palpite de la vie du Créateur. C’est un ascète de plein air. »

— Ce Saint-là me plaît, fit Jean. Hier au soir, j’ai médité de la sorte devant le grand ciel bleu qui se reflétait dans la rivière. Mais je ne sache pas que les grands anachorètes aient pu surnaturaliser aussi librement les affections humaines auxquelles je suis enclin. C’est le point qui m’inquiète, mon Père, et je ne veux pas m’exposer à des regrets qui seraient superflus, après les engagements sacrés.

— Vous avez raison de tout prévoir, mon fils. Néanmoins, sur ce chapitre, vous me semblez entretenir des préventions peu justifiées. Avez-vous le droit d’appeler solitude, isolement, le contact perpétuel du prêtre avec l’immense famille de ses ouailles ? Suis-je moi-même un isolé, parmi des jeunes gens tels que vous ? Dois-je défendre à mon cœur de vibrer ardemment lorsque je partage les joies ou les peines de ceux qui viennent se révéler à moi ? Ce rôle va plus loin, cher ami. Le prêtre, par son état, n’est-il pas le confident de ceux et de celles qui vivent dans la sainte intimité du mariage ? Ce qu’ils ne peuvent parfois se dire entre eux, il en devient le dépositaire. Oui, l’humanité chrétienne se donne à lui par tout ce qu’elle a de meilleur : il