Page:Charles Peguy - Cahiers de la Quinzaine 3e serie vol 1-4 - Jaurès -1901.djvu/255

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redouter pour la raison un régime officiel des suspects, agrandissant quelque terreur officielle. Plus redoutable encore, plus odieux, plus ennemi de la raison, plus haïssable un régime officieux des suspects, comme celui auquel nous soumet le gouvernement de la presse. Ni les dénonciations calomnieuses, ni les allégations sans preuves ne sont de la raison. La raison n’est pas policière. Elle n’est pas plus policière de presse que policière d’État.

La raison ne procède pas même de cette popularité plus fine et plus aérée qui s’obtient dans les régions de culture. Ni les décorations d’État, ni les distinctions corporatives, ni les cooptations, ni les grades professionnels, ni les académies, ni les fêtes scientifiques, ni les cinquantenaires, ni les centenaires, ni les statues, ni les bustes, ni les noms inscrits aux plaques des rues, ni les banquets, quand même on les nommerait dîners, ni la renommée, ni la gloire ne sont proprement de la raison. Tout cela suppose quelque émulation. Or la raison ne procède pas par l’émulation. Tout cela suppose une application aux travaux de la raison de grandeurs qui ne sont pas du même ordre. La raison n’admet pas la rivalité, mais la seule collaboration, la coopération. Toute idée de récompenses ou de punitions, de sanctions, fussent-elles élégantes, spirituelles et psychologiques, est étrangère à la raison. Dans les sciences mêmes il est souvent difficile de proportionner les cérémonies aux travaux dont elles sont la consécration. Dans les lettres, dans les arts et dans la philosophie, cela est littéralement impossible. Au contraire les œuvres les plus fortes sont aussi les plus inattendues,