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après, le pain dans les mêmes balles qui avaient servi à l’enlèvement de ces immondices et l’on en fut quitte pour gratter la croute avec un couteau. Je ne dis pas que c’ait été fait à dessein, mais cela annonce une incurie bien grande.

La police régne en souveraine dans les caves de l’Hôtel-de-Ville et c’est sous ses auspices qu’on a pu vendre les premiers jours soixante centimes une bouteille de vin qui n’avait rien de commun avec le litre. Un agent à qui quelqu’un se plaignait, lui répondit : « C’est que le règne des voraces est passé, » faisant ainsi allusion à leur devise. Le fromage et le tabac résolvaient aussi un problème économique : compenser la diminution dans la quantité et l’infériorité de la qualité par l’élévation du prix. J’ai appris que plus tard on avait en partie remédié à cet abus ; c’est ainsi qu’on agit toujours en France : on n’a jamais su rien prévenir.

Je trouvai là un grand nombre de personnes qui me reconnurent ; j’obtins, par leurs complaisances amicales, un premier adoucissement. Je ne citerai personne, de crainte de contrarier, à mon insu, quelque susceptibilité, quoiqu’il n’y ait aucun déshonneur dans une arrestation politique.

Sur les quatre heures on fit monter un certain nombre de prisonniers, au nombre desquels je me trouvais, pour subir un interrogatoire. Introduits dans une salle d’attente, nous passions un à un. Ceux qui étaient élargis s’en allaient par une issue sur la place de la Comédie, les autres revenaient prendre place dans nos rangs. Deux scènes vinrent rompre la monotonie de l’attente. L’agent de police, gardien de cette salle, s’étant opposé à la sortie d’un de ses collègues qu’il ne connaissait pas, eut avec lui une explication à coups de poing, et les deux champions se vomirent des injures telles que celui qui se les serait permises, sans appartenir à leur noble corporation, aurait encouru, de la part de magistrats bénignes au moins six mois de prison. Nous n’avons aucun intérêt à rechercher jusqu’à quel point ces deux honorables boxeurs ont pu réciproquement dire la vérité.

L’autre scène a eu quelque chose de triste, car il y a de la lâcheté à outrager des hommes sans défense.

Un prévenu, acquitté depuis, ne rejoignant pas son rang assez vite fut apostrophé par ces mots : « Va donc, peuple souverain, ou je te ferai marcher plus vite. » Cet homme le regarda avec un air de mépris dont l’agent ne parut pas s’apercevoir. Ce même agent folâtrait avec une fille publique, notre compagne, dont le parquet venait d’ordonner le transfert dans sa commune.

Je fus appelé et mon interrogatoire se borna à une simple comparution. Si la prudence ne m’eût retenu, j’aurais dit à ces messieurs : Il ne valait pas la peine de me faire venir.