Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/111

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du bassin[1] : à son écaille verdoyante, à ses larges naseaux qui lancent les ondes en deux ellipses colorées, vous le prendriez pour un dragon de bronze dans quelque grotte des bosquets de Versailles.

Les crocodiles ou caïmans des Florides ne vivent pas toujours solitaires. Dans certains temps de l’année ils s’assemblent en troupes, et se mettent en embuscade pour attaquer des voyageurs qui doivent arriver de l’Océan. Lorsque ceux-ci ont remonté les fleuves, que l’eau manque à leur multitude, qu’ils meurent échoués sur les rivages et menacent de répandre la peste dans l’air, la Providence les livre tout à coup à une armée de quatre ou cinq mille crocodiles. Les monstres, poussant un cri et faisant claquer leurs mâchoires, fondent sur les étrangers. Bondissant de toutes parts, les combattants se joignent, se saisissent, s’entrelacent. Ils se plongent au fond des gouffres, se roulent dans les limons, remontent à la surface de l’eau. Le fleuve taché de sang se couvre de corps mutilés et d’entrailles fumantes. Rien ne peut donner une idée de ces scènes extraordinaires, décrites par les voyageurs, et que le lecteur est toujours tenté de prendre pour de vaines exagérations[2].

Rompues, dispersées, pleines d’épouvante, les légions étrangères, poursuivies jusqu’à l’Océan, sont forcées de rentrer dans les abîmes, afin que, désormais utiles à nos besoins, elles nous servent sans nous nuire[3].

Ces espèces de monstres ont quelquefois révolté la sagesse de l’athée : ils sont pourtant nécessaires dans le plan général. Ils n’habitent que les déserts où l’absence de l’homme commande leur présence ; ils y sont placés pour détruire, jusqu’à l’arrivée du grand destructeur. Aussitôt que nous apparaissons sur une côte, ils nous cèdent l’empire, certains qu’un seul de nous fera plus de ravages que dix mille d’entre eux[4].

    la bourre qui enveloppe une partie du tronc du palmier, ou plutôt comme la fillasse ligneuse du coco ; beaucoup de plantes grasses des tropiques s’appuient sur la terre comme ses pieds et en ont la forme lourde et carrée ; son cri est à la fois grêle et fort comme celui du Cafre, ou comme le cri de guerre du cipaye. Lorsque, couvert de riches tapis, chargé d’une tour, semblable aux minarets d’une pagode, l’éléphant apporte quelque pieux monarque aux débris de ces temples qu’on trouve dans la presqu’île des Indes, la colonne de ses pieds, sa figure irrégulière, sa pompe barbare, s’allient avec cette architecture colossale formée de quartiers de roche entassés les uns sur les autres : la bête et le monument en ruine semblent être deux restes du temps des géants.

  1. Voyez Bartram, Voyage dans les Carolines et dans les Florides.
  2. Voyez Bartram, au Voyage cité.
  3. Les immenses avantages que l’homme tire des migrations des poissons sont si connus que nous ne nous y arrêtons pas.
  4. On a observé que dans les Carolines, où les caïmans ont été détruits, les rivières