Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/117

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que du double azur de la mer et du ciel, comme une toile préparée pour recevoir les futures créations de quelque grand peintre. La couleur des eaux devint semblable à celle du verre liquide. Une grosse houle venoit du couchant, bien que le vent soufflât de l’est ; d’énormes ondulations s’étendoient du nord au midi, et ouvroient dans leurs vallées de longues échappées de vue sur les déserts de l’Océan. Ces mobiles paysages changeoient d’aspect à toute minute : tantôt une multitude de tertres verdoyants représentoient des sillons de tombeaux dans un cimetière immense ; tantôt des lames en faisant moutonner leurs cimes imitoient des troupeaux blancs répandus sur des bruyères ; souvent l’espace sembloit borné, faute de point de comparaison ; mais si une vague venoit à se lever, un flot à se courber comme une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l’horizon, l’espace s’ouvroit subitement devant nous. On avoit surtout l’idée de l’étendue lorsqu’une brume légère rampoit à la surface de la mer et sembloit accroître l’immensité même. Oh ! qu’alors les aspects de l’Océan sont grands et tristes ! Dans quelles rêveries ils vous plongent, soit que l’imagination s’enfonce sur les mers du Nord au milieu des frimas et des tempêtes, soit qu’elle aborde sur les mers du Midi à des îles de repos et de bonheur !

Il nous arrivoit souvent de nous lever au milieu de la nuit et d’aller nous asseoir sur le pont, où nous ne trouvions que l’officier de quart et quelques matelots qui fumoient leur pipe en silence. Pour tout bruit on entendoit le froissement de la proue sur les flots, tandis que des étincelles de feu couroient avec une blanche écume le long des flancs du navire. Dieu des chrétiens ! c’est surtout dans les eaux de l’abîme et dans les profondeurs des cieux que tu as gravé bien fortement les traits de ta toute-puissance : des millions d’étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, la lune au milieu du firmament, une mer sans rivages, l’infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais tu ne m’as plus troublé de ta grandeur que dans ces nuits où, suspendu entre les astres et l’Océan, j’avais l’immensité sur ma tête et l’immensité sous mes pieds !

Je ne suis rien : je ne suis qu’un simple solitaire. J’ai souvent entendu les savants disputer sur le premier Être, et je ne les ai point compris ; mais j’ai toujours remarqué que c’est à la vue des grandes scènes de la nature que cet Être inconnu se manifeste au cœur de l’homme. Un soir (il faisoit un profond calme) nous nous trouvions dans ces belles mers qui baignent les rivages de la Virginie ; toutes les voiles étoient pliées ; j’étais occupé sous le pont, lorsque j’entendis la cloche qui appeloit l’équipage à la prière : je me hâtai d’aller mêler