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roman, ou plutôt son poème de Paul et Virginie, est du petit nombre de ces livres qui deviennent assez antiques en peu d’années pour qu’on ose les citer sans craindre de compromettre son jugement.


Chapitre VII - Paul et Virginie

(Il eût été peut-être plus exact de comparer Daphnis et Chloé à Paul et Virginie, mais ce roman est trop libre pour être cité. — N.d.A.).

Le vieillard, assis sur la montagne, fait l’histoire des deux familles exilées ; il raconte les travaux, les amours, les soucis de leur vie :

Paul et Virginie n’avaient ni horloges, ni almanachs, ni livres de chronologie, d’histoire et de philosophie. Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures du jour par l’ombre des arbres ; les saisons par le temps où elles donnent leurs fleurs ou leurs fruits, et les années par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs conversations. " Il est temps de dîner, disait Virginie à la famille : les ombres des bananiers sont à leurs pieds, " ou bien : " La nuit s’approche : les tamarins ferment leurs feuilles. — Quand viendrez-vous nous voir ? lui disaient quelques amies du voisinage. — Aux cannes de sucre, répondait Virginie. — Votre visite nous sera encore plus douce et plus agréable, " reprenaient ces jeunes filles. Quand on l’interrogeait sur son âge et sur celui de Paul : " Mon frère, disait-elle, est de l’âge du grand cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs, depuis que je suis au monde. " Leur vie semblait attachée à celle des arbres, comme celle des faunes et des dryades. Ils ne connaissaient d’autres époques historiques que celles de la vie de leurs mères, d’autre chronologie que celle de leurs vergers, et d’autre philosophie que de faire du bien à tout le monde et de se résigner à la volonté de Dieu. (…)

Quelquefois, seul avec elle (Virginie), il (Paul) lui disait au retour de ses travaux : " Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse. Quand du haut de la montagne je t’aperçois au fond de ce vallon, tu me parais au milieu de nos vergers, comme un bouton de rose. (…)

Quoique je te perde de vue à travers les arbres, je n’ai pas besoin de te voir pour te retrouver : quelque chose de toi que je ne puis dire reste pour moi dans l’air où tu passes, sur l’herbe où tu t’assieds. (…)

Dis-moi par quel charme tu as pu m’enchanter. Est-ce par ton esprit ? Mais nos mères en ont plus que nous deux. Est-ce par tes caresses ? Mais elles