Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/330

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ne s’est point élevée parmi nous aussi haut que chez les anciens, c’est que son génie indépendant a toujours été enchaîné. Il nous semble que cette assertion va directement contre les faits. Dans aucun temps, dans aucun pays, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, jamais la liberté de penser n’a été plus grande qu’en France au temps de sa monarchie. On pourrait citer sans doute quelques actes d’oppression, quelques censures rigoureuses ou injustes[1], mais ils ne balanceraient pas le nombre des exemples contraires. Qu’on ouvre nos mémoires, et l’on y trouvera à chaque page les vérités les plus dures, et souvent les plus outrageantes, prodiguées aux rois, aux nobles, aux prêtres. Le Français n’a jamais ployé servilement sous le joug ; il s’est toujours dédommagé, par l’indépendance de son opinion, de la contrainte que les formes monarchiques lui imposaient. Les Contes de Rabelais, le traité De la Servitude volontaire de La Béotie, les Essais de Montaigne, la Sagesse de Charron, les Républiques de Bodin, les écrits en faveur de la Ligue, le traité où Mariana va jusqu’à défendre le régicide, prouvent assez que ce n’est pas d’aujourd’hui seulement qu’on ose tout examiner. Si c’était le titre de citoyen plutôt que celui de sujet qui fit exclusivement l’historien, pourquoi Tacite, Tite-Live même, et parmi nous l’évêque de Meaux et Montesquieu ont-ils fait entendre leurs sévères leçons sous l’empire des maîtres les plus absolus de la terre ? Sans doute en censurant les choses déshonnêtes et en louant les bonnes, ces grands génies n’ont pas cru que la liberté d’écrire consistât à fronder les gouvernements et à ébranler les bases du devoir ; sans doute s’ils eussent fait un usage si pernicieux de leur talent, Auguste, Trajan et Louis les auraient forcés au silence ; mais cette espèce de dépendance n’est-elle pas plutôt un bien qu’un mal ? Quand Voltaire s’est soumis à une censure légitime, il nous a donné Charles XII et le Siècle de Louis XIV ; lorsqu’il a rompu tout frein, il n’a enfanté que l’Essai sur les Mœurs. Il y a des vérités qui sont la source des plus grands désordres, parce qu’elles remuent les passions ; et cependant, à moins qu’une juste autorité ne nous ferme la bouche, ce sont celles-là même que nous nous plaisons à révéler, parce qu’elles satisfont à la fois et la malignité de nos cœurs corrompus par la chute, et notre penchant primitif à la vérité.


  1. Je répondrai par un seul fait à toutes les objections qu’on peut me faire contre l’ancienne censure. N’est-ce pas en France que tous les ouvrages contre la religion ont été composés, vendus et publiés, et souvent même imprimés ? Et les grands eux-mêmes n’étaient-ils pas les premiers à les faire valoir et à les protéger ? Dans ce cas, la censure n’était donc qu’une mesure dérisoire, puisqu’elle n’a jamais pu empêcher un livre de paraître ni un auteur d’écrire librement sa pensée sur toute espèce de sujet : après tout, le plus grand mal qui pouvait arriver à un écrivain était d’aller passer quelques mois à la Bastille, d’où il sortait bientôt avec les honneurs d’une persécution qui quelquefois était son seul titre à la célébrité. (N.d.A.)