Page:Chateaubriand - Œuvres complètes - Génie du christianisme, 1828.djvu/336

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

raisonner dignement sur la liberté : qu’on lise donc Bossuet à l’article des Grecs et des Romains.

Quel autre a mieux parlé que lui et des vices et des vertus ? Quel autre a plus justement estimé les choses humaines ? Il lui échappe de temps en temps quelques-uns de ces traits qui n’ont point de modèle dans l’éloquence antique et qui naissent du génie même du christianisme. Par exemple, après avoir vanté les pyramides d’Égypte, il ajoute : " Quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît partout. Ces pyramides étaient des tombeaux ; encore ces rois qui les ont bâties n’ont-ils pas eu le pouvoir d’y être inhumés, et ils n’ont pu jouir de leur sépulcre[1]. "

On ne sait qui l’emporte ici de la grandeur de la pensée ou de la hardiesse de l’expression. Ce mot jouir, appliqué à un sépulcre, déclare à la fois la magnificence de ce sépulcre, la vanité des pharaons qui l’élevèrent, la rapidité de notre existence, enfin l’incroyable néant de l’homme, qui, ne pouvant posséder pour bien réel ici-bas qu’un tombeau, est encore privé quelquefois de ce stérile patrimoine.

Remarquons que Tacite a parlé des pyramides[2], et que sa philosophie ne lui a rien fourni de comparable à la réflexion que la religion a inspirée à Bossuet : influence bien frappante du génie du christianisme sur la pensée d’un grand homme.

Le plus beau portrait historique dans Tacite est celui de Tibère, mais il est effacé par le portrait de Cromwell car Bossuet est encore historien dans ses Oraisons funèbres. Que dirons-nous du cri de joie que pousse Tacite en parlant des Bructères, qui s’égorgeaient à la vue d’un camp romain ? " Par la faveur des dieux, nous eûmes le plaisir de contempler ce combat sans nous y mêler. Simples spectateurs, nous vîmes, ce qui est admirable, soixante mille hommes s’égorger sous nos yeux pour notre amusement. Puissent, puissent les nations, au défaut d’amour pour nous, entretenir ainsi dans leur cœur les unes contre les autres une haine éternelle[3] !

Ecoutons Bossuet :

" Ce fut après le déluge que parurent ces ravageurs de provinces que l’on a nommés conquérants, qui, poussés par la seule gloire du commandement, ont exterminé tant d’innocents… Depuis ce temps l’ambition s’est jouée, sans aucune borne, de la vie des hommes ; ils en sont venus à ce point de s’entretuer sans se haïr : le comble de la gloire et le plus beau de tous les arts a été de se tuer les uns les autres[4]. "

  1. Disc. sur l’Hist. univ., III part. (N.d.A.)
  2. Ann., lib. II, 61. (N.d.A.)
  3. Tacite, Mœurs des Germains, XXXIII. (N.d.A.)
  4. Disc. sur l’Hist. univ. (N.d.A.)