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ou du chef de la prière qui corrigea l’orgueil de mon ignorance.

Je passai la saison des neiges dans la société du vieillard demi-sauvage à m’instruire de tout ce qui regardait les lois ou plutôt les mœurs des peuples au milieu desquels j’habitais.

« L’hiver finissait ; la lune avait regardé trois mois, du haut des airs, les flots fixes et muets qui ne réfléchissaient point son image. Une pâle aurore se glissa dans les régions du midi et s’évanouit : elle revint, s’agrandit et se colora. Un Esquimau, envoyé à la découverte, nous apprit un matin que le soleil allait paraître : nous sortîmes en foule du souterrain pour saluer le père de la vie. L’astre se montra un moment à l’horizon, mais il se replongea soudain dans la nuit, comme un juste qui, élevant sa tête rayonnante du séjour des morts, se recoucherait dans son tombeau à la vue de la désolation de la terre : nous poussâmes un cri de joie et de deuil.

« Le soleil parcourut peu à peu un plus long chemin dans le ciel. Des brouillards couvrirent la terre et la mer. La surface solide des fleuves se détacha des rivages ; on entendit pour premier bruit le cri d’un oiseau ; ensuite quelques ruisseaux murmurèrent : les vents retrouvèrent la voix. Enfin les nuages amassés dans les airs crevèrent de toutes parts. Des cataractes d’une eau troublée se précipitèrent des montagnes ; les monceaux de neiges tombèrent avec fracas des rocs escarpés : le vieil Océan, réveillé au fond de ses abîmes, rompit ses chaînes, secoua sa tête hérissée de glaçons, et, vomissant les flots renfermés dans sa vaste poitrine, répandit sur ses rivages les marées mugissantes.

« À ce signal les pêcheurs du Labrador quittèrent leur caverne et se dispersèrent : chaque couple retourna à sa solitude pour bâtir son nouveau nid et chanter ses nouvelles amours. Et moi, me dérobant par la fuite à mon maître, je m’avançai vers les régions du midi et du couchant, dans l’espoir de rencontrer les sources de mon fleuve natal.

« Après avoir traversé d’immenses déserts et vécu quelques années chez des hordes errantes, j’arrivai chez les Sioux, hommes chéris des génies pour leur hospitalité, leur justice, leur piété et pour la douceur de leurs mœurs.

« Ces peuples habitent des prairies entre les eaux du Missouri et du Meschacébé, sans chef et sans loi ; ils paissent de nombreux troupeaux dans les savanes.

Aussitôt qu’ils apprirent l’arrivée d’un étranger, ils accoururent et se disputèrent le bonheur de me recevoir. Nadoué, qui comptait six garçons et un grand nombre de gendres, obtint la préférence ; on déclara qu’il la méritait comme le plus juste des Sioux et le plus heureux par sa couche. Je fus introduit dans une tente de peaux de buffle, ouverte de tous côtés, supportée par quatre piquets et dressée au bord d’un courant d’eau. Les autres tentes, sous lesquelles on apercevait les joyeuses familles, étaient distribuées çà et là dans les plaines.

« Après que les femmes eurent lavé mes pieds, on me servit de la crème de noix et des gâteaux de malomines. Mon hôte, ayant fait des libations de lait et d’eau de fontaine au paisible Tébée, génie pastoral de ces peuples, conduisit mes pas à un lit d’herbe recouvert de la toison d’une chèvre. Accablé de lassitude, je m’endormis au bruit des vœux de la famille hospitalière ; aux chants des pasteurs et aux rayons du soleil couchant, qui, passant horizontalement sous la tente, fermèrent avec leurs baguettes d’or mes paupières appesanties.

« Le lendemain je me préparai à quitter mes hôtes ; mais il me fut impossible de m’arracher à leurs sollicitations. Chaque famille me voulut donner une fête. Il fallut raconter mon histoire, que l’on ne se lassait point d’entendre et de me faire répéter.

« De toutes les nations que j’ai visitées, celle-ci m’a paru la plus heureuse : ni misérable comme le pêcheur du Labrador, ni cruel comme le chasseur du Canada, ni esclave comme jadis le Natchez, ni corrompu comme l’Européen, le Sioux réunit tout ce qui est désirable chez l’homme sauvage et chez l’homme policé. Ses mœurs sont douces comme les plantes dont il se nourrit ; il fuit les hivers, et, s’attachant au printemps, il conduit ses troupeaux de prairie en prairie : ainsi la voyageuse des nuits, la lune, semble garder dans les plaines du ciel les nuages qu’elle mène avec elle ; ainsi l’hirondelle suit les fleurs et les beaux jours ; ainsi la jeune fille, dans ses gracieuses chimères, laisse errer ses pensées de rivage en rivage et de félicité en félicité.

« Je pressais mon hôte de me permettre de retourner à la cabane de mes aïeux. Un matin, au lever du soleil, je fus étonné de voir tous les pasteurs rassemblés. Nadoué se présente à moi avec deux de ses fils, et me conduit au milieu des anciens : ils étaient assis en cercle à l’ombre d’un petit bocage d’où on découvrait toute la plaine. Les jeunes gens se tenaient debout autour de leurs pères.

« Nadoué prit la parole et me dit : — Chactas, la sagesse de nos vieillards a examiné ce qu’il y avait de mieux pour la nation des Sioux. Nous avons vu que le Manitou de nos foyers n’allait point avec nous aux batailles, et qu’il nous livrait à l’ennemi, car nous ignorons les arts de la guerre. Or, vous avez le cœur droit, l’expérience des hommes a