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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t1.djvu/223

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

millions de siècles eussent été trop courts pour épuiser les feux dont je me sentais embrasé.

À cette fureur se joignait une idolâtrie morale : par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m’enlaçait dans ses bras était aussi pour moi la gloire et surtout l’honneur ; la vertu lorsqu’elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le génie lorsqu’il enfante la pensée la plus rare, donneraient à peine une idée de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais à la fois dans ma création merveilleuse toutes les blandices des sens et toutes les jouissances de l’âme. Accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence ; j’étais homme et n’étais pas homme ; je devenais le nuage, le vent, le bruit ; j’étais un pur esprit, un être aérien, chantant la souveraine félicité. Je me dépouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes désirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beauté, pour être à la fois la passion reçue et donnée, l’amour et l’objet de l’amour.

Tout à coup, frappé de ma folie, je me précipitais sur ma couche ; je me roulais dans ma douleur ; j’arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient, misérables, pour un néant.


Bientôt, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descendais à travers les ténèbres, j’ouvrais furtivement la porte du perron comme un meurtrier, et j’allais errer dans le grand bois.

Après avoir marché à l’aventure, agitant mes mains, embrassant les vents qui m’échappaient ainsi que l’ombre, objet de mes poursuites, je m’appuyais