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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

j’étais trompé par l’immobilité de l’image : les heures ne suspendent point leur fuite ; ce n’est pas l’homme qui arrête le temps, c’est le temps qui arrête l’homme. Au surplus, peu importe le rôle que nous avons joué dans la vie ; l’éclat ou l’obscurité de nos doctrines, nos richesses ou nos misères, nos joies ou nos douleurs, ne changent rien à la mesure de nos jours. Que l’aiguille circule sur un cadran d’or ou de bois, que le cadran plus ou moins large remplisse le chaton d’une bague ou la rosace d’une basilique, l’heure n’a que la même durée.

Dans un caveau de l’église protestante, immédiatement au-dessous de la chaire du schismatique défroqué, j’ai vu le cercueil du sophiste à couronne. Ce cercueil est de bronze ; quand on le frappe, il retentit. Le gendarme qui dort dans ce lit d’airain ne serait pas même arraché à son sommeil par le bruit de sa renommée ; il ne se réveillera qu’au son de la trompette, lorsqu’elle l’appellera sur son dernier champ de bataille, en face du Dieu des armées.

J’avais un tel besoin de changer d’impression que j’ai trouvé du soulagement à visiter la Maison-de-Marbre. Le roi qui la fit construire m’adressa autrefois quelques paroles honorables, quand, pauvre officier, je traversai son armée. Du moins, ce roi partagea les faiblesses ordinaires des hommes ; vulgaire comme eux, il se réfugia dans les plaisirs. Les deux squelettes se mettent-ils en peine aujourd’hui de la différence qui fut entre eux jadis, lorsque l’un était le grand Frédéric, et l’autre Frédéric-Guillaume[1] ? Sans-

  1. Frédéric-Guillaume II (1744-1797), neveu et successeur du grand Frédéric.