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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

je me sentis prêt à m’évanouir ; un roulis de plus, et c’en était fait. On me hissa sur le pont à demi mort : si je m’étais noyé, le bon débarras pour moi et pour les autres !

Deux jours après cet accident, nous aperçûmes la terre. Le cœur me battit quand le capitaine me la montra : l’Amérique ! Elle était à peine déclinée par la cime de quelques érables sortant de l’eau. Les palmiers de l’embouchure du Nil m’indiquèrent depuis le rivage de l’Égypte de la même manière. Un pilote vint à bord ; nous entrâmes dans la baie de Chesapeake. Le soir même, on envoya une chaloupe chercher des vivres frais. Je me joignis au parti et bientôt je foulai le sol américain.

Promenant mes regards autour de moi, je demeurai quelques instants immobile. Ce continent, peut-être ignoré pendant la durée des temps anciens et un grand nombre de siècles modernes ; les premières destinées sauvages de ce continent, et ses secondes destinées depuis l’arrivée de Christophe Colomb ; la domination des monarchies de l’Europe ébranlée dans ce nouveau monde ; la vieille société finissant dans la jeune Amérique ; une république d’un genre inconnu annonçant un changement dans l’esprit humain ; la part que mon pays avait eue à ces événements ; ces mers et ces rivages devant en partie leur indépendance au pavillon et au sang français ; un grand homme sortant du milieu des discordes et des déserts ; Washington habitant une ville florissante, dans le même lieu où Guillaume Penn avait acheté un coin de forêts ; les États-Unis renvoyant à la France la révolution que la France avait soutenue de ses armes ;