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Page:Chateaubriand - Mémoires d’outre-tombe t3.djvu/286

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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

Napoléon proclame la guerre : « Soldats, la seconde guerre de la Pologne est commencée ; la première s’est terminée à Tilsit ; la Russie est entraînée par la fatalité : ses destins doivent s’accomplir. »

Moscou répond à cette voix jeune encore par la bouche de son métropolitain, âgé de cent dix ans : « La ville de Moscou reçoit Alexandre, son Christ, comme une mère dans les bras de ses fils zélés, et chante Hosanna ! Béni soit celui qui arrive ! » Bonaparte s’adressait au Destin, Alexandre à la Providence.

Le 23 juin 1812, Bonaparte reconnut de nuit le Niémen ; il ordonna d’y jeter trois ponts. À la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l’autre rive. Un officier de Cosaques, commandant une patrouille, vient à eux et leur demande qui ils sont, « Français. — Pourquoi venez-vous en Russie ? — Pour vous faire la guerre[1]. » Le Cosaque disparaît dans le bois ; trois sapeurs tirent sur la forêt ; on ne leur répond point : silence universel.

Bonaparte était demeuré toute une journée étendu sans force et pourtant sans repos : il sentait quelque chose se retirer de lui. Les colonnes de nos armées s’avancèrent à travers la forêt de Pilwisky, à la faveur de l’obscurité, comme les Huns conduits par une biche dans les Palus-Méotides. On ne voyait pas le Niémen ; pour le reconnaître, il en fallut toucher les bords.

Au milieu du jour, au lieu des bataillons moscovites, ou des populations lithuaniennes, s’avançant au-devant de leurs libérateurs, on ne vit que des sables nus et des forêts désertes : « À trois cents pas du

  1. Ségur, livre IV, ch. II.